rétrospective de poche

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EXTRA L’ORDINAIRE ! SUR LE TRAVAIL ARTISTIQUE D ’ÉRIC WATIER
Leszek Brogowski

Trois inspirations, qui sont autant de ses points sensibles, peuvent aider à discerner l’originalité du travail d’Éric Watier : une inspiration matérielle d’abord, qui établit un rapport particulier avec les nouveaux moyens de reproduction et d’impression, une inspiration anthropologique ensuite, qui cherche à réactiver dans la pratique artistique les idées du don et du potlatch, une inspiration politique enfin, qui vise à susciter la participation du spectateur à la vie de l’art.

Comme toute pensée, la pensée de l’art se développe dans un rapport ténu et indéfinissable à la réalité. Pour la construire, les artistes se tournent volontiers vers les nouveaux supports, d’abord la photographie, puis la vidéo, et aujourd’hui, l’avalanche des nouvelles technologies, au centre de laquelle on repère bien sûr l’ordinateur et Internet. Mais alors que cet intérêt entraîne souvent un excès technologique (déséquilibre entre les moyens et les fins), l’usage qu’Éric Watier fait de ces supports conduit tout au contraire à une pratique (et donc à une conception) de l’art dont la modestie prend le contrepied du spectaculaire d’aujourd’hui. Il privilégie en général les supports de l’impression ; s’il est surprenant de le voir s’intéresser surtout à l’imprimante jet d’encre, c’est parce que, loin d’une fascination irréfléchie, il subordonne lucidement ses choix technologiques à des fins et des valeurs définies indépendamment d’eux. Il fait ce qui paraît être de bon sens, mais que notre civilisation ne fait pourtant pas avec toutes ces merveilles technologiques : se demander si elles sont souhaitables en fonction des fins de la culture et des objectifs des évolutions sociales qu’il conviendrait de déterminer au préalable, au lieu d’inventer et de promouvoir des usages plus ou moins infantilisants et superflus de ces magnifiques inventions, devenues sources d’importants profits commerciaux. Le choix d’Éric Watier ne répond donc pas à la question de savoir ce que l’artiste pourrait faire de ces technologies, mais de savoir plutôt ce qu’elle pourraient apporter à l’artiste qui souhaite inscrire sa pratique dans le contexte que Walter Benjamin a désigné comme « époque de la reproductibilité mécanique », époque qui démocratise l’accès à la connaissance, grâce au livre imprimé, et à l’image, grâce à la photographie et l’offset. Éric Watier fait donc appel à la photocopieuse, certes déjà utilisée par les artistes dans les années soixante-dix, mais aussi à l’imprimante jet d’encre, ce qui est loin d’être une pratique courante, en dépit de sa diffusion dans la société. S’il fait imprimer ses livres également en offset, technique plus chère pour les tirages inférieurs à plusieurs milliers d’exemplaires, c’est parce que cette technologie permet d’obtenir des effets d’une grande sobriété ; c’est cette retenue qu’il recherche sur le plan esthétique, en l’opposant à la fausse perfection et au faste du design graphique d’aujourd’hui, au point qu’on pourrait appliquer à sa pratique le terme d’art pauvre, s’il n’était pas déjà réservé à d’autres phénomènes (arte povera ou théâtre pauvre de Grotowski). À l’opposé du scandale spectaculaire recherché par Jeff Koons ou Maurizio Cattelan, loin d’une volonté d’épater ou de stupéfier le public, le travail d’Éric Watier est provocant par la modestie de sa démarche, par la sobriété de ses effets, et finalement par la mise en valeur de l’ordinaire, de plus en plus dénigré de nos jours, que l’artiste nous donne à voir, par exemple dans les Architectures remarquables qui présentent les bâtiments les plus banals.

Le don est le contraire du profit : on se dépossède volontairement de ce que l’on offre, au lieu d’augmenter ce que l’on possède. La générosité du don est en opposition flagrante avec la logique de l’économie capitaliste, qui repose sur l’idée de profit ; on le voit bien à l’occasion des fêtes de Noël, où la tradition des cadeaux est détournée par le commerce pour en faire, précisément, du profit. Au début du XXe siècle, les anthropologues ont décrit le fonctionnement des sociétés structurées par le phénomène du potlatch : destruction rituelle des biens correspondant à de la « plus-value », c’est-à-dire d’outils, d’habits ou d’objets en surproduction. Soumis à la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre, les sociétés habitant les Iles de Trobriand étaient structurées par un système, à la fois économique et politique, fondé sur le don. Ces idées sont restées vivantes dans l’art, en faisant écho à l’expérience de la création considérée comme don de soi et générosité. En 1954, Guy Debord a intitulé Potlatch une revue envoyée par la poste à cinquante personnes qui n’avaient pas choisi de s’y abonner, revue d’une extrême modestie : un texte dactylographié à l’aide d’une machine à écrire sur une page A4. Cette inspiration semble inaugurale pour Éric Watier dans la mesure où elle interroge la nature des échanges entre l’artiste et le public. Alors que dans nos sociétés le public oscille entre deux attitudes : « aller voir une exposition » et « acheter une œuvre », la logique du potlatch défie le public par un « don à crédits » que constitue la création. Dans le premier cas, on entretient la séparation (les uns donnent, les autres reçoivent ; les uns produisent, les autres achètent ; les uns sont artistes, les autres spectateurs, etc.), dans l’autre, la logique du don tend à annuler cette séparation dans la mesure où au don de la création, seule la création peut convenir en retour. Si le don de la revue Potlatch avait la capacité d’entraîner une logique suggérée par son titre – donner, recevoir, rendre –, alors les destinataires du Potlatch deviendraient à leur tour éditeurs ! Et c’est là l’opération à caractère artistique : créer un dispositif susceptible d’entraîner le spectateur dans une dynamique d’activité créatrice, qui est aussi celle de l’autonomie.

Dans plusieurs travaux d’Éric Watier est présente l’intention de ne pas s’adresser à un « spectateur » comme si ce rôle devait le réduire à la passivité. L’artiste signe des contrats d’édition avec les personnes à qui il propose de devenir éditeurs de livres d’artistes. Imprimé sur une simple pochette papier de Cd-rom, un contrat typique comporte quatre articles :
« Art 1. Éric Watier confie à … le soin d’éditer le(s) fichier(s) … ci-joint. L’éditeur s’engage à en publier … exemplaires avec l’assistance de l’auteur.
Art. 2. L’éditeur assurera la diffusion de l’édition par tout moyen à sa convenance.
Art. 3. L’auteur conserve les droits de reproduction, de traduction et d’adaptation.
Art. 4. Pour la présente publication, l’auteur ne perçoit aucun droit d’auteur, mais en guise de paiement, l’éditeur s’engage à lui fournir le quart des publications. »
Ainsi Éric Watier obtient l’engagement d’un simple spectateur de l’art, figure de la passivité, à en devenir l’acteur, sans pour autant se confondre avec l’artiste. L’éditeur de livres d’artistes est en effet un lecteur / spectateur actif. Dans un autre travail, Bloc, publié en 2006 par les éditions Zédélé, il réunit l’ensemble de ses livres d’artistes, revues et textes d’artistes (1), en un seul volume, épais de 348 pages. Relié par « dos carré collé », Bloc ressemble de par sa fabrication à ces « blocs » que l’on trouve dans les papeteries : piles de feuilles assemblées de manière à ce que l’on puisse facilement les arracher les unes après les autres, au fur et à mesure qu’on les utilise. Imprimé sur la jaquette, le colophon précise que « Bloc est à la fois un livre et une exposition. / Un livre parce qu’il est l’assemblage d’un assez grand nombre de feuilles. / Une exposition parce que chaque feuille peut être détachée, dispersée, posée sur une table, placardée au mur, encadrée, etc. ». Le prix d’un exemplaire est de 25 €. C’est grâce à l’ingéniosité de la forme du livre que l’exposition devient aussi peu coûteuse, aussi facile à transporter et à monter ; tout l’inverse d’une exposition typique dans une galerie d’art. Les images et les textes imprimés dans Bloc ne portent aucune mention et n’ont ni légende ni cartel. Ce choix peut s’expliquer par la conviction d’Éric Watier qu’il s’agit là d’originaux reproductibles, et que par conséquent il faudrait adapter la légende à chaque mode de présentation : dans le livre, au mur ou encore sur Internet. En publiant ses trois Paysages avec retard dans la Nouvelle Revue d’Esthétique (n° 2, 2008), Éric Watier évacue tout doute : la reproduction est l’original. Il a en effet choisi de reprendre dans la légende les paramètres relatifs à cette reproduction-ci des Paysages…, à savoir la technique d’impression (offset), les dimensions de l’œuvre (qui sont celles de la reproduction : 11,8 x 15,8 cm), le tirage (qui est celui de la Nouvelle Revue d’Esthétique, à savoir 800 exemplaires) et la datation de l’œuvre (date de la publication de la revue : 2008).

Celui qui acquiert le Bloc peut le ranger sur une étagère ou en faire une exposition ; mais acquéreur ou pas, chacun peut aussi télécharger l’ensemble du contenu sur le site de l’éditeur (http://www.zedele.net/bloc.htm). Une fois téléchargé, le Bloc peut se voir imprimé, prendre la forme d’un livre, être rangé dans une bibliothèque, ou au contraire donner lieu à des expositions. En effet, Éric Watier utilise Internet pour diffuser ses travaux, ce qui met encore une fois le spectateur en position d’éditeur en puissance, si toutefois il décide de passer à l’impression des fichiers téléchargés. Sur la couverture de ce Journal, on voit quelqu’un qui a accroché au mur le Tout va mieu ; assis devant son ordinateur, il vient de l’imprimer. Éric Watier travaille d’ailleurs avec un même type d’équipement ; il est artiste-imprimeur. Sa production artistique est un foisonnement de petites publications, souvent une feuille A4 in folio (c’est-à-dire pliée en deux), le pli étant considéré par l’artiste comme l’« atome » du livre. En s’inscrivant dans la tradition des éphémères publications populaires – « occasionnels » ou « canards », publiés depuis le XVIe siècle, dont le contenu présentait la plus grande variété de sujets : miracles, naissances, catastrophes, savoir-vivre, faits divers, etc.(2), et dont la circulation était assurée par les colporteurs –, les micro-publications d’Éric Watier apportent des regards sur la politique (Liberalism is barbarism ou Scrupule qui fait référence à l’Intifada), des pamphlets (Bonnet blanc. Blanc bonnet), des commentaires d’actualité (Monsieur Raffarin, que pensez-vous des pauvres ?), des regards critiques sur la société (Architectures remarquables), des sagesses philosophiques (À ta mort, tu n’emporteras que ce que tu as donné ou Je sais), de savoureux pastiches documentaires (Le catalogue des prix d’amour de Mademoiselle Lapompe, 1915), sans parler de plis plus difficiles à classer comme s(he).

Au soupçon qu’une telle activité artistique puisse paraître dérisoire (éphémérides matériellement fragiles, articulées à l’actualité qui passe, etc.), on pourrait répondre que la revue Potlatch est devenue mythique, et que son contenu se trouve republié par les éditions Allia depuis 1996, sans que pour autant l’on doive considérer que la finalité du travail de l’artiste est de devenir un « mythe ». Conscient des enjeux actuels de l’art, l’artiste d’aujourd’hui ne doit-il pas travailler dans un sens opposé, à savoir construire son œuvre de telle façon que jamais il ne puisse alimenter quelque mythe que ce soit, car c’est ainsi seulement qu’il pourrait limiter les détournements du sens qu’il confère à son art ? Éric Watier contribue à démystifier le travail de l’artiste. L’Inventaire des destructions, par exemple, publié en 2000 aux Éditions Incertains Sens, présente le fruit d’une enquête auprès des artistes, dont il résulte que la destruction est lourdement présente dans ce que la société s’imagine être la création.

Un des intérêts du travail d’Éric Watier réside dans l’annulation délibérée de la frontière étanche entre l’artiste, auquel reviennent tous les mérites et les avantages de la « création », et le spectateur, auquel ne reviennent que les plaisirs de la contemplation, annulation qui pourtant ne prête pas à une confusion de l’artiste et du spectateur. Ainsi peut-on éviter les phantasmes d’une part d’une œuvre collective, et d’autre part du spectateur comme co-créateur de l’œuvre. Tout le monde peut être artiste, certes, mais tout le monde ne l’est pas, si tant est qu’être artiste à l’époque moderne signifie non seulement répéter les gestes d’autres artistes, ce que font d’ailleurs beaucoup d’artistes, mais surtout concevoir et mettre en œuvre des attitudes et des gestes nouveaux – c’est là l’idée de la création –, dont l’originalité se mesure à l’aune de l’histoire, de ce qui a déjà été fait aussi bien par les artistes contemporains que par leurs prédécesseurs, et à l’aune des enjeux existentiaux et politiques portés par l’art.

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 1. Ne sont pas contenus dans ce livre les textes qu’Éric Watier publie en tant que chercheur et / ou critique d’art, desquels il faut mentionner notamment : « Un art de la reproductibilité technique. Félix Gonzales-Torres », Revues d’esthétique n° 44, 2003, p. 107-115 ; « L’œuvre discrète », Offshore n° 14, juin/juillet/août 2007, n. p. ; « Faire un livre, c’est facile », Nouvelle Revue d’Esthétique, n° 2, 2008, p. 69-76.

2. Voir par exemple La Bibliothèque bleue. La littérature populaire en France du XVIe au XIXe siècle, présentée par Geneviève Bollème, Paris, Juillard, coll. « Archives », 1971.

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 Exposition du 5 mars au 28 avril 2009, en partenariat avec l’école des Beaux-Arts
Photos : Aurélie Noury