discution avec Jean-Baptiste Farkas

1. Comment est né L’inventaire des destructions ? Et quand ?
L’idée de l’inventaire m’est venue instantanément au cours d’une conférence que j’ai donnée à La Sorbonne dans le séminaire d’Anne Mœglin-Delcroix en 1999. Je ne sais plus très bien quel était le sujet de la conférence, sans doute une présentation générale de ma thèse sur les pratiques artistiques du don. J’ai donc parlé de certains cas exemplaires : Lawrence Weiner, Michael Asher, Fluxus et de la revue Potlatch. Je ne me souviens plus très bien, mais j’ai dû conclure la conférence par une lecture de « Donner c’est donner » où j’énumère des dons faits par des artistes. C’est alors qu’un étudiant m’a demandé si les artistes, qui donnaient, détruisaient aussi. La réponse était évidente : il n’y avait qu’à leur poser la question.

 

2. Quel est le principe de L’inventaire des destructions ?
C’était une idée très simple. Tous les artistes détruisent. Cela fait partie du travail. Il suffisait de leur demander pourquoi, où, quand, comment. A côté de ça je récoltais aussi quelques histoires en dépouillant les livres d’histoire de l’art.
La question de savoir quoi faire des réponses viendrait toute seule, selon les opportunités.
Ce qui était très clair dès le départ c’était qu’il fallait poser les questions, récolter les réponses et les réécrire.

 

3. Quelle place occupe L’inventaire des destructions dans ton œuvre ?
Une place très importante. L’inventaire était pour moi une façon de confondre définitivement mon travail d’artiste et mon travail de « chercheur ».
C’était aussi pour moi l’occasion de vérifier quelque chose à-propos de la question du contenu d’une œuvre. Ce qu’elle raconte, comme on dit.
Pour moi l’invention de l’inventaire c’était aussi l’invention d’un contenu. C’est-à-dire, l’invention d’un travail où le contenu pouvait paraître, aux yeux de Monsieur Tout-le-monde, plus important que la forme même du travail ou que son statut. De ce point de vue, ça a plutôt bien marché, puisque des médias non artistiques se sont intéressés à la question. Là où ça m’intéresse beaucoup c’est que la question posée par l’inventaire lui-même c’est justement la question du statut de l’œuvre et de la valeur qu’on veut bien lui accorder ou pas.

 

4. Qu’aurais-tu à dire de l’inventaire (ou plus généralement de l’énumération comme méthode) utilisée comme forme d’art ? Y a-t-il eu des influences à l’origine de ce travail ?
L’influence la plus directe pour moi ce sont les brèves de journaux, celles du Canard Enchaîné et de Charlie Hebdo en particulier.
Ce n’est qu’après ma rencontre avec Christophe Wavelet, à Potlatchs/Dérives en juin 2000, que j’ai découvert Les nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon.
En ce qui concerne l’énumération, la collection, la série, etc. c’est une question complexe. Je travaille beaucoup par addition illimitée d’éléments. Ce que je n’aime pas dans la série c’est l’idée qu’elle puisse avoir une fin. Je trouve ça insupportable. Je préfère penser que mon travail est animé par un principe qui, à la limite, n’a pas besoin de moi pour prospérer.

 

5. Comment peut-on, comme tu l’as fait, se résoudre un jour à concevoir une œuvre (si tu considères L’inventaire des destructions comme telle) à partir de ce qui lui semble être fondamentalement opposé, la destruction ?
Ça me semble tout naturel.

 

6. Vois-tu des liens entre destruction et gratuité ?
Dans l’inventaire le lien était posé dès le départ, depuis la conférence. A cause du Potlach.
C’est d’ailleurs pour cette raison qu’au début du projet s’appelait « POTLATCHS » et que la définition (« Don ou destruction à caractère rituel etc. ») figurait sur la carte-réponse.

 

7. Faut-il percevoir dans le parti pris de L’inventaire des destructions (qui revient pour moi notamment à révéler la part de destruction forcément inhérente à l’activité créatrice, même si, comme tu le démontres, les destructions ont des origines et des poids toujours différents) l’affirmation d’une position (politique, éthique, morale, intellectuelle…) ? En créant L’inventaire des destructions, avais-tu notamment le souhait de mettre en lumière un tabou ?
Je ne crois pas que ce soit un tabou. C’est un silence. Ce n’est pas un tabou parce qu’aucun artiste n’a refusé d’en parler. Bien au contraire. Par contre c’est un silence parce qu’effectivement on n’en parle jamais, ou presque.
En ce qui concerne l’affirmation d’une position, oui, bien sûr. C’est ce que dit le titre POTLATCHS. Ces destructions ne sont pas rien. Ce ne sont pas des actes gratuits. Ces actes ont un coût et pas qu’économique. Le potlatch est avant tout un défi.

 

8. Je reproduis ci-dessous les questions (en suivant leur ordre initial) figurant dans le bon d’enregistrement que tu fais circuler afin de recueillir les informations destinées à figurer dans l’Inventaire des destructions :

Avez-vous sciemment détruit une partie de votre œuvre ?
Où ?
Quand ?
Comment ?
Pourquoi ?

Si ce bon était à refaire, ajouterais-tu aujourd’hui d’autres questions ?

Non.

 

9. Quel rôle joue ce sciemment dans le bon d’enregistrement ?
L’inventaire ne pourrait-il inclure des actes étourdis ou involontaires ?
L’acte de destruction ne m’intéresse que s’il a une valeur, que si l’auteur de cet acte lui accorde une valeur. Si son geste est volontaire et non fortuit.
Lorsqu’un auteur met en pièce quelque chose qu’il a à un moment donné considéré comme un objet de valeur, comme un objet important, son geste lui-même se charge de cette valeur. Comme je l’ai dit tout à l’heure, ça ne peut pas être un acte gratuit.
Ça c’est le cas idéal. Ce qui était amusant, en faisant l’inventaire, c’était aussi de déroger parfois à la règle en prenant des histoires qui ne cadraient pas parfaitement avec ce modèle.

 

10. Toutes les réponses te satisfont-elles par leur contenu ? Opères-tu un tri ?
En ce qui concerne les cent premières réponses, oui, elles me satisfont toutes. Il n’y a eu aucun tri pour l’inventaire. Les réponses ont été retranscrites au fur et à mesure. Dans la première édition, celle d’Incertain Sens, il y a quatre-vingt-dix-neuf histoires. Le chiffre est évidemment arbitraire. Lorsque Leszek Brogowski m’a demandé de faire le livre, elles étaient déjà presqu’écrites. Il devait en manquer une ou deux. Faire un livre de cent pages c’était une façon de dire : il en fait cent mais il pourrait en faire deux cents, trois cents, mille…

 

11. Faut-il que toutes les réponses soient vraies pour prendre place dans l’inventaire ?
Oui. Sinon, quel intérêt ?

 

12. Tu donnes forme, si je ne me trompe, aux données que tu reçois et ne les publie pas telles quelles ?
Pourquoi ? Est-ce pour toi la part du travail de l’artiste ?

Donner un statut artistique indiscutable à ce travail est évidemment fondamental. Mais c’était aussi pour moi une sorte de défi. Un défi littéraire, formel. Mais finalement ça a été une expérience plutôt facile et agréable.

 

13. Comment ta position a-t-elle été perçue notamment auprès des artistes que tu as invité à remplir un bon d’enregistrement ? A-t-elle été parfois jugée comme négative ?
J’ai essayé d’être le plus honnête possible avec tous les artistes contactés. Ça me semblait important. A l’époque de l’inventaire, chaque artiste a reçu, en même temps que la carte-réponse, un texte d’accompagnement décrivant le projet, ainsi que la rédaction des premiers énoncés qui avaient été établis grâce à quelques questions posées à des amis. Ainsi chacun savait très exactement à quoi son témoignage allait servir. Cette attention me semblait importante. Je pense que c’est aussi un peu grâce à ça que beaucoup d’artistes ont répondu positivement à ma demande. Il est apparu, de façon assez évidente, que leur réponse était importante pour eux. Elle était importante parce que c’était pour beaucoup le seul lieu où était consigné une œuvre que personne ne verra jamais.

 

13+1. As-tu quelque chose à dire sur les personnes suivantes ? :
Joseph A. Schumpeter − Tristan Tzara − Gustav Metzger
Non.