des villes non vues (coécrit avec Alain Watier)

« Rendons d’abord hommage aux photographes par
qui l’architecture japonaise existe. Non seulement ils
parviennent à extraire une maison de l’environnement
le plus chaotique, gommant poteaux, câbles,
transformateurs qui encombrent l’espace, mais
encore, ils réussissent à magnifier les intérieurs les
plus exigus. »
(Patrice GOULET, « Questions de contexte », in A.A. n°226, avril 1983, p.4.)

Ce qu’on appelle réalité ce sont des images du réél
La réalité est une façon dont se montre le réel
une façon dont il se dévoile
une façon dont il est reçu

Une photographie d’architecture est une image
une belle image

Une photographie d’architecture
telle qu’elle est publiée dans une revue d’architecture
est le résultat d’une sélection

Tout le monde y défend une image
son image :
l’architecte
l’éditorialiste
voire le maître d’ouvrage
voire les entreprises

C’est une image exemplaire
une image pure

L’image exemplaire occulte la réalité
en tout cas en fait l’économie
pour faire de l’architecture
quelque chose d’autonome
c’est à dire
quelque chose qui énoncerait seul ses lois

 

Comme si le dehors n’était pas son affaire
comme si le caractère exceptionnel
(spectaculaire)
de l’architecture
ne savait s’accommoder du banal

Un bâtiment
Seul
Célibataire

Un objet pur et exemplaire
lui aussi

Une architecture sans lieu
sans site
Une architecture autonome

Le malentendu vient
sans doute
de la volonté d’autonomiser l’architecture
comme une discipline

 

La photographie d’architecture
redoublerait alors le geste de l’architecture

Choisir la vue

Ce choix de l’image pure impose un code esthétique au photographe

Sa prise de vue doit avoir certaines caractéristiques :
lumière
hauteur des prises de vue
netteté

Tout en détails
image pornographique des lieux.

Ce choix impose aussi une technique :
la chambre photographique.

La chambre photographique n’est pas une vision naturelle
c’est une vision corrigée

La chambre photographique offre le maximum de précision
le maximum de netteté

Plus que la simple précision
la chambre photographique permet de construire l’image
corriger la hauteur de visée
redresser les fuyantes
donner du recul
ou frontaliser la vue

La chambre photographique permet
par le redressement
de mettre l’architecture dans l’image parfaite de l’épure

En se rapprochant du géométral
la photographie à la chambre donne
une image abstraite de l’architecture
une image qui est précisément
celle qu’on ne verra jamais
celle dont on ne peut faire l’expérience

Plus que tout autre appareil
la chambre photographique détermine le cadre
Elle affirme le choix du cadrage
Sa valeur

Le temps de mise en place de l’appareil
son réglage
excluent tout hasard

Tout ce qui est dans le cadre y est pensé et mesuré

Cependant
malgré toutes ces précautions
certaines photos sont parfois porteuses d’une impureté

Il y a quelque chose à voir dans cette impureté
Quelque chose dans sa présence
dans sa résistance
Quelque chose aussi dans son élimination

Des images poreuses

Mais ces images sont rares

Les chercher
prendre des images
des images publiées
les passer au crible
en détail
Repérer un endroit où elles échappent
un endroit où elles laissent entrevoir
leur propre hors champs

Y voir une échappée
dans un bord
un creux
ou un coin

Hors champs de l’architecture elle-même

Prendre ce fragment d’image
L’extraire
L’agrandir
En faire une nouvelle image
unique et entière

Le hors champs devenu
une image

Qu’y voit-on?

Des choses très banales
Des fragments de ville
des immeubles
des gens qui marchent
des voitures
des espacements

Il y a toujours
dans le geste du photographe
un choix qui imprime le réel
qui le sélectionne

Ne retenir d’une image
que ce qui n’y est pas désigné
revient à en faire sa contre-image

Il n’y a plus la volonté esthétique
du photographe
C’est une image qui lui échappe
qui le déborde
Elle est là par défaut
Elle est là parce qu’elle est à la lisière du point visé
ou dans son creux

Une contre-photographie de l’architecture

Une photographie du contexte

Le contexte c’est ce qui est là
ce qui existe
comment ça existe
C’est ce qui fait exister
ce qui peut donner sens

 

Sortir quelque chose de son contexte c’est
précisément
lui retirer son sens
pour lui faire dire toute autre chose

De fait
notre vision de l’architecture est très pauvre
tellement elle est vide de contexte

Il n’y a pas de regard architectural sur la ville

Il y a un regard de spécialistes
sur des objets spécialisés

Une ville photographiée par son architecture
n’est pas un ville

On n’y vit pas

On ne pourrait pas même en faisant la somme de tous les projets parus avoir l’image d’une ville

Une ville n’est pas constituée par la somme des architectures qui la composent
Ses objets remarquables sont minoritaires
Son image est anonyme

Une ville existe à côté du spectacle de l’architecture
une ville invisible