l’œuvre discrète

Images discrètes

Pour André Bazin l’image photographique est essentiellement « un moulage, une prise d’empreinte de l’objet par le truchement de la lumière ». Un objet reçoit de la lumière, la renvoie, les cristaux d’halogénures d’argent y réagissent, puis par une suite continue de contacts et d’opérations physiques ou chimiques cette même trace lumineuse nous est transmise. Toute notre croyance en la photographie et en sa valeur de témoignage vient de cette continuité lumineuse. L’image photographique est, pour reprendre le mot de Roland Barthes, « un certificat de présence ».

Avec la photographie numérique cette chaîne continue des traces lumineuses disparait. L’objet photographié reçoit toujours de la lumière, mais la lumière captée par l’appareillage photographique est discrétisée, c’est-à-dire convertie en une suite numérique qui pourra ensuite être relue et reconvertie en une image (ou en tout autre chose) par un autre appareillage.

Avec l’image numérique (l’« image discrète » pour reprendre le titre de Bernard Stiegler) la restitution d’une image originale (son empreinte lumineuse) n’est plus certaine. Discrétisée, l’image devient un simple code permettant toutes les manipulations. Elle n’a plus de forme. Elle peut subir un nombre infini de transformations sur un nombe infini de supports. L’image numérique n’est plus la trace d’un événement lumineux, elle n’est plus son empreinte, elle devient son spectre ou son monstre.

Contrairement à l’image analogique dont le propre était la fidélité, le propre de l’image numérique c’est sa malléabilité. Sa seule forme stable est la forme numérique qui ne nous est accessible que par les manipulations que nous pouvons lui faire subir. Nous pouvons la couper, la copier, la coller, l’effacer, l’annuler, la sélectionner, l’insérer, la vérifier, l’installer, la rechercher, la remplacer, la créer, nous y abonner, la masquer, l’afficher, l’ajouter, la déplacer, la condenser, la développer, la remonter, l’ouvrir, la prévisualiser, la juxtaposer, la superposer, l’importer, l’enregistrer, l’imprimer, la quitter, etc.

Cette extraordinaire liberté manipulatoire que la discrétisation autorise, on la retrouve autrement dans l’histoire de l’art avec ce que Nelson Goodman appelle les œuvres allographiques.

Allographies

Par définition, « un art paraît être allographique dans l’exacte mesure où il est justifiable d’une notation. » L’exemple parfait de l’œuvre allographique c’est l’œuvre musicale. La mise au point de sa notation permet son exécution. Toute pièce jouée peut être écrite et étant écrite elle peut être rejouée.

Ce n’est sans doute pas un hasard si le mouvement artistique qui a le plus utilisé les possibilités de l’œuvre allographique est aussi l’avant-garde la plus musicale du XXe siècle, à savoir : Fluxus. En effet de très nombreuses actions, performances, objets ou installations Fluxus existent sous la forme d’une notation, d’un script. Généralement il s’agit d’un texte très court indiquant succinctement ce qu’il y a à faire. Comme avec le code source d’un objet numérisé, les actualisations d’un énoncé fluxus sont nombreuses (infinies même). Cette liberté maximum est parfaitement revendiquée par un artiste Fluxus comme George Brecht : « Je ne demande rien. Je voudrais laisser à tout le monde le maximum de liberté. Certaines propositions ont été réalisées par moi, d’autre non : si le spectateur préfère l’objet à l’idée, il choisira. Il pourra aussi le réaliser lui-même. Tout est ouvert. » Ainsi, par exemple, pour l’énoncé :

PIÈCE POUR PIANO

.Centre

on pourra pousser le piano au milieu de la salle de concert, frapper une touche au milieu du clavier, poser un objet au milieu des cordes, etc.

Ce que l’énoncé cherche à préserver avec son écriture ramassée c’est à la fois une idée et la liberté de son interprétation.

C’est cette même exigence de liberté qui a conduit Lawrence Weiner à sa pratique verbale de la sculpture. Invité à participer à une exposition collective au Windham College, Weiner y présente Stakes, Twine, Turf, une sculpture faite de piquets et de ficelles. Furieux de ne rien comprendre et gênés par la sculpture les étudiants détruisent la pièce. Mais Weiner ne considère pas la pièce comme détruite. Pour lui ce n’est pas un in-situ et la pièce peut être refaite partout où il y a un terrain plat. Par contre la réaction des étudiants le renvoie à son attitude “fasciste” d’artiste imposant son idée aux autres. Weiner décide alors de ne plus obligatoirement construire les pièces et de laisser ce choix au récepteur. Pour ce faire il met en place une structure capable d’organiser ce nouveau partage des rôles. Le premier élément de cette structure c’est l’énoncé qui peut traduire toute œuvre picturale ou sculpturale. Le second élément c’est la déclaration d’intention générale :

« 1. L’artiste peut construire la pièce
2. La pièce peut-être fabriquée
3. La pièce peut ne pas être réalisée.

Chacune de ces possibilités étant égale et en accord avec l’intention de l’artiste, le choix d’une des conditions relève du récepteur au moment de la réception. »

Cette déclaration ordonne les responsabilités. Elle structure concrètement un échange où chacun a son rôle et où le destinataire peut prendre la part généralement considérée comme preuve de l’activité artistique à savoir la forme, sa conception et sa mise en œuvre. Cette forme, chez Weiner, est toujours libre. La déclaration n’en fournit aucun modèle esthétique. Elle ne fait que définir la structure et les positions de chacun. Toutes les réalisations ne sont pas équivalentes mais elles sont toutes acceptables par principe. Elles se matérialisent différemment selon les contextes, les acteurs ou les évènements, mais elles sont toujours les réactualisations possibles de choses déjà faites, invisibles mais décrites par l’énoncé.

Cette liberté laissée au récepteur est un choix, souvent politique, mais pour certains c’est surtout un danger.

Objets numériques

Dans le monde numérique, ce qu’offre la discrétisation, ce n’est pas tant de nouvelles formes d’images ou de sons (puisque le numérique calque souvent ses formes sur d’anciennes formes de présentation ou de représentation), c’est surtout une extraordinaire capacité à faire circuler des objets à rematérialiser.

Jusque là une œuvre de l’esprit avait nécessairement un support physique fixe et le droit d’auteur protégeait l’originalité d’une idée grâce à l’originalité de son inscription dans une forme. Les deux étaient inséparables.

Avec l’objet numérique, nous sommes en face d’une séparation du code et des différents supports qui peuvent l’accueillir. Pour profiter d’un objet numérique, il faut le réactiver. Si au début du XXe siècle c’était encore la reproduction d’un objet qui provoquait sa consommation, aujourd’hui c’est le désir de consommation d’un objet qui va provoquer sa reproduction : pour consommer il faut reproduire.

Pourtant, alors que le téléchargement ne prive personne, alors qu’il n’enlève aucun objet (puisqu’au contraire il provoque la réactualisation d’un objet par l’édition d’un objet supplémentaire), l’industrie essaie de nous faire croire qu’il y a vol là où rien n’a disparu. D’un côté elle organise la consommation, en vendant toutes les machines permettant la reproduction des œuvres, et de l’autre elle limite juridiquement et techniquement la prolifération que ses techniques autorisent. De plus, en s’accaparant le débat sur le droit d’auteur, elle cherche à faire admettre la pénurie qu’elle organise et dont elle essaie de tirer le profit maximum.

Mais la question que pose le numérique reste entière : comment penser l’économie d’un objet si sa consommation n’est plus son épuisement mais sa prolifération ?

L’histoire de Richard Stallman est une réponse exemplaire à cette question. Au début des années 80, Stallman travaille au laboratoire d’intelligence artificielle du Massachusetts Institute of Technology comme programmeur système. La société Xerox offre alors au M.I.T. une imprimante laser. Malheureusement elle n’est pas très fiable mais Stallman n’a pas le droit d’intervenir : elle est contrôlée par un logiciel propriétaire. Refusant la logique des logiciels propriétaires qui se développent alors rapidement partout Stallman démissionne du M.I.T. et décide d’écrire un système d’exploitation libre, c’est-à-dire un logiciel dont le code source reste accessible et modifiable. Début 1985 son programme GNU Emacs commence à être utilisable. Stallman le propose gratuitement sur le serveur du MIT qu’il utilise à l’époque mais, étant sans emploi et donc sans ressources, il propose parallèlement d’envoyer le même programme à quiconque lui donne 150 dollars. Et contre toute logique économique on lui achète son logiciel.

Vingt ans plus tard, nous ne pouvons que constater le succès grandissant des systèmes d’exploitation ouverts comme GNU ou Linux et le développement incontrôlable du téléchargement libre. Ces deux phénomènes reposent sur des principes simples qui sont la coopération, l’entraide et le libre partage de ce qui est considéré comme étant nécessairement commun. Ils reposent de façon radicale la question de la propriété intellectuelle et de son exploitation commerciale ou non.

Œuvres discrètes

En droit français, « l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. ». Ce droit de propriété total détermine le rapport économique et social que l’auteur peut entretenir avec la société dans laquelle il vit. Il peut vendre son travail, le donner ou même le détruire. Il peut aussi décider de partager son autorité avec les récepteurs de son travail.

C’est précisément ce partage d’autorité qui est en jeu dans l’œuvre allographique. L’œuvre allographique, on l’a compris, n’est pas nécessairement réalisée par son auteur. C’est là tout son intérêt et toute sa nouveauté. Par contre c’est toujours l’auteur qui décide quel degré de liberté il va laisser à ses destinataires.

Si les artistes de Fluxus, ou Weiner laissent au récepteur une liberté totale dans la réalisation (ou dans la non réalisation) d’un énoncé, d’autres artistes comme Sol LeWitt ou Daniel Buren limitent cette liberté en précisant le script qui doit permettre la réalisation de leur travail.

Comme l’a montré Didier Semin, beaucoup d’artistes ont eu recourt au script, au brevet ou au certificat. Mieux : aujourd’hui la délégation à un tiers ne se limite plus aux seuls artistes dits conceptuels, elle a investi pour une très large part tous les champs de l’art contemporain.

Pourtant le droit, on l’a vu encore très récemment, a du mal à accepter cette réalité de l’art et à repenser l’objet d’art autrement que comme une idée originale matérialisée dans une forme nécessairement originale.

Pourtant l’œuvre allographique, aux antipodes de l’œuvre unique et loin devant l’œuvre reproductible, ne cesse de redéfinir depuis bientôt un siècle l’œuvre d’art, son économie et sa politique.

Qu’il s’agisse d’un objet numérique ou du script d’une œuvre allographique, l’œuvre discrète est surtout l’offre d’une puissance, c’est-à-dire l’offre souvent généreuse des formations et des transformations dont elle est à la fois la source et la finalité. Comme dans le monde numérique l’originalité peut y être partagée et comme dans le monde numérique sa jouissance passe par sa réactualisation ou par sa recréation.

Plus que par l’interactivité, qui n’est qu’une forme triviale de la liberté consentie par l’auteur à son spectateur ou à son interprète, c’est par la discrétisation de son travail (c’est-à-dire par sa traduction dans un script) que l’artiste peut réorganiser deux libertés réputées contradictoires : la sienne et celle du récepteur.

Si l’œuvre discrète est une œuvre sans original, elle n’est pas sans origine : c’est une œuvre qui peut être sans autorité, mais jamais sans auteur.

 

 

Bibliographie :

• Bazin, 1975 : André Bazin, « Ontologie de l’image photographique », in Qu’est-ce-que le cinéma ?, Editions du Cerf, coll. Septième art, Paris, 2005.

• Barthes, 1980 : Roland Barthes, La chambre claire, Les Cahiers du cinéma / Gallimard / Editions du Seuil, Paris, 1980.

• Goodman, 1990 : Nelson Goodman, Langages de l’art, Editions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990, p. 154.

• Friedman, 1990 : Ken Friedman, The Fluxus performance workbook, El Djarida, Trondheim, 1990.
Ou : www.performance-research.net/ documents/fluxus_workbook_print.pdf

• Brecht, 1973 : George Brecht , entretien avec Irmeline Lebeer, in Chroniques de l’art vivant, n°39, mai 1973, p.16-19, repris dans Irmeline Lebeer, L’art c’est une meilleure idée !, Editions Jacqueline Chambon, coll. critiques d’art, Nîmes, 1997.

• Semin, 2001 : Didier Semin, Le Peintre et son modèle déposé, Mamco, Genève, 2001.

• Richard Stallman, « Le projet GNU », http://www.gnu.org/home.fr.html

Propriété littéraire et artistique et droits voisins, Paris : Journal Officiel de la République Française, 1988.

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