un art anonyme

En juillet-août 2002, Sébastien Vonier est invité en résidence à Betton près de Rennes. Après un important travail de repérage sur les objets déjà présents dans l’espace public et sur les différents lieux possibles pour son intervention, il réalise cinq sculptures qu’il fait placer par les agents des services techniques de la ville. Ces excroissances ressemblent beaucoup à certains mobiliers urbains : rambardes, chasse roues, etc. Utilisant la même technique (le tube en acier galvanisé) et copiant certains codes, les cinq objets entretiennent une certaine continuité, et donc une certaine ambiguïté, avec ce qui est déjà là. Les réactions ne tardent pas. Certains habitants se plaignent de cet envahissement absurde et inutile qui n’est ni de l’art, ni de la sculpture, ni même du mobilier ! On dresse alors la liste des objets indésirables et évidemment ce qui devait arriver arriva : certains objets incriminés ne sont pas des sculptures de Sébastien Vonier et certaines sculptures ont été oubliées. Pas vu, pas pris.

Sébastien Vonier

Ce travail fait partie d’une grande famille : en effet des cent billets de un dollar laissés sur deux palmiers de Venice par Chris Burden le 6 octobre 1978, aux Actions-peu que Boris Achour développe entre 1993 et 1997, en passant par les hommes-sandwiches de Daniel Buren en 1968, ou par les lignes de pigeons de Jenny Holzer en 1975, les exemples d’un art public sauvage et anonyme sont infinis. Bien-sûr ces actions ne sont pas anonymes parce que sans auteur, elles sont anonymes parce qu’elles restent sans identification possible dans l’espace qu’elles investissent. C’est un fait essentiel. L’expérience à Betton le prouve : lorsqu’elles sont reconnues en tant qu’œuvres d’art elles sont rejetées. Par contre lorsqu’elles peuvent être reçues comme des faits ordinaires et non comme des œuvres d’art elles gardent paradoxalement toute leur présence et toute leur puissance poétique ou subversive. Ainsi c’est précisément parce que les sculptures de Sébastien Vonier peuvent toujours être confondues avec du mobilier urbain standard qu’elles gardent leur rôle déstabilisateur et mettent à nu certaines absurdités de l’espace public.

On reproche souvent à ce genre d’interventions d’être invisibles et donc inefficaces. L’exemple de Sébastien Vonier prouve déjà le contraire. Celui de Felix Gonzalez-Torres montre en plus que non seulement ces actions peuvent être vues mais qu’elles peuvent aussi avoir du sens. Ainsi, utilisant une bourse d’aide de la Fondation pour l’Art Public, Felix Gonzalez-Torres loue un panneau publicitaire sur Sheridan Square à New York, pour la gay pride de 1989. Il y fait inscrire en lettres blanches sur fond noir : « People With AIDS Coalition 1985 Police Harassment 1969 Oscar Wilde 1895 Supreme Court 1986 Harvey Milk 1977 March on Washington 1987 Stonewall Rebellion 1969 » . S’adressant aux milliers de personnes avec qui il défile, Felix Gonzalez-Torres fait de ce panneau sa participation anonyme et spectaculaire à la manifestation. Si peu de gens reconnaissent dans ce panneau le travail d’un artiste (et celui de Felix Gonzalez-Torres en particulier), en revanche la foule qui défile décrypte facilement le message codé qui lui est adressé et elle applaudit abondamment. Pour elle tout est clair : « People With AIDS Coalition » désigne la première association américaine de lutte contre le sida. « Police Harassment 1969 » et « Stonewall Rebellion 1969 » évoquent la rébellion des clients du Stonewall Inn (un bar homosexuel) contre les brimades constantes des forces policières. Cette rébellion marque le début de l’émancipation des homosexuels aux États-Unis et c’est elle qui est célébrée chaque année par la gay pride. « Oscar Wilde 1895 » évoque la condamnation de l’écrivain pour homosexualité en 1895. « Supreme Court 1986 » est une allusion à la décision de la Cour Suprême des États-Unis d’autoriser les États à punir « les relations sexuelles déviantes avec un individu du même sexe ». « Harvey Milk 1977 » fait référence à l’élection en 1977 de Harvey Milk, premier élu ouvertement homosexuel qui fut assassiné (parce qu’homosexuel) en 1978. Enfin « March on Washington 1987 » est alors la plus importante manifestation gay des États-Unis pour la reconnaissance des droits des homosexuels et contre les lois de discrimination adoptées par les républicains.

Ce premier panneau sera suivi par une douzaine d’autres, essentiellement des photographies reproduites sous forme d’affiches sérigraphiées. Le principe des panneaux est simple : le propriétaire de l’œuvre, qu’il soit public ou privé, ne peut la voir que dans l’espace public. Il doit donc, d’une façon ou d’une autre, la reproduire et l’afficher. Le panneau est presqu’ordinaire sauf que l’image y est muette, sans titre, sans texte, sans indication et sans nom d’auteur.

Cette stratégie de l’anonymat, celle de Felix Gonzalez-Torres, de Sébastien Vonier et de beaucoup d’autres, Roberto Martinez l’a aussi pratiquée. Le 6 mai 1995, il défonce trois mètres carrés d’un trottoir de New York. Il y plante des herbes et des fleurs, clôture sommairement le tout avec quelques piquets et de la ficelle, puis abandonne son jardin sauvage à la rue. Il recommence l’opération à Paris, Rennes, Aubervilliers, etc. Plus tard, en avril 1997, il insère discrètement un erratum dans tous les dictionnaires de la bibliothèque Valeyre à Paris. Sur cet erratum on peut lire : « Par suite d’une erreur de mise en page, le mot Allotopie a été oublié lors de la nouvelle édition de ce dictionnaire. Veuillez trouver ci-dessous la définition qui aurait dû y figurer. Allotopie : n.f. (1996 Néolog. R. Martinez, du grec allo « autre », et topos « lieu » : en un autre lieu ») » . Ce néologisme désigne bien sûr les jardins réalisés quelques années plus tôt mais il désigne aussi toutes les œuvres qui prennent place dans un lieu où on ne les attend pas (une rue, une place, une manifestation, les dictionnaires d’une bibliothèque…) . Plus précisément l’Allotopie semble désigner un lieu sans statut où une œuvre peut exister parce qu’elle n’est plus donnée comme une œuvre mais comme un simple fait. Sortie de ses lieux habituels et laissée volontairement anonyme, elle se retrouve à égalité avec tous les évènements qui l’entourent. Plus rien n’étant là pour dire ce qu’il y a à regarder, tout devient regardable.

Ce n’est donc pas un hasard si en 2003, suite à la confusion qu’il a provoquée à Betton, Sébastien Vonier a l’idée de rendre visible dans l’espace public des situations ou des objets trouvés. Pour ce faire, il produit avec Jean-François Karst Quartier 6, cinq parcours de choix et de curiosités. Cette carte, qui est distribuée gratuitement à l’Office du Tourisme de la ville et au Grand Cordel, reproduit au recto le plan d’un quartier de Rennes avec cinq itinéraires et au verso cinq bandes détaillant en trente sept photographies les choses à voir sur les cinq parcours : un tas de pneus, un trou dans un mur, des traces de peintures, une porte inaccessible, des pavés autoblocants, trente sept détails incongrus ou ordinaires qui se trouvent indexés par la carte et par la photographie. Le statut artistique de ces objets n’est pas certain. Tout comme à Betton, les objets représentés dans la carte sont anonymes. Ce ne sont pas des interventions artistiques mais ça pourrait l’être. En tout cas ce sont des « curiosités » et la carte a une fonction d’opérateur. Elle cherche à nous les montrer, à nous les faire voir. Toutefois, par contagion, elle fait aussi apparaître ce qu’elle n’a pas choisi. Elle transforme tout un tas d’objets et de traces en autant d’intentions anonymes.
Entrave

Si nous pouvons jouir aujourd’hui de ce que nous appelons des paysages, c’est parce qu’avant nous, d’autres regardeurs (souvent des peintres) ont fait ce travail extraordinaire qui consistait à voir dans un territoire, non plus un simple support à des activités agricoles, économiques ou autres, mais un objet de regard totalement inédit. Si nous pouvons jouir aujourd’hui d’une entrave faite d’un tasseau de bois posé sur deux cagettes en plastique vert, c’est parce qu’après un siècle, d’actions, de happenings, de dérives, d’installations, d’in situ ou d’interventions hors cadres, cette situation triviale est devenue une situation de regard : un regard curieux et allégé, un regard allégé de la question de l’art.

Mais comme chacun sait : « L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » Non ?

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