à propos de « l’inventaire des destructions »

Bonjour, je vais essayer de vous raconter le plus simplement du monde comment j’ai écrit L’inventaire des destructions[1].

L’inventaire des destructions est un petit livre de cent pages (couverture comprise) où je décris de façon laconique quatre vingt dix neuf histoires d’artistes qui ont détruit leur travail. La première édition a été réalisée par les éditions Incertain Sens en 2000, qui l’ont réédité en 2012. Il existe aussi une version anglaise[2] publiée chez Boabooks, une version brésilienne[3] éditée par Par(ent)esis, une version numérique[4] réalisée par Art Book Magazine, un site internet[5] dédié, et des extraits dans de nombreuses revues.

 

Je n’aurais jamais pu imaginer, ni écrire, L’inventaire des destructions si je ne m’étais pas intéressé auparavant à la question du don et de la gratuité. J’ai commencé à donner les livres que je faisais en 1995 parce que c’était à la fois plus facile, plus amusant, plus politique et plus efficace. Je reprenais en fait le procédé utilisé par la revue Potlatch[6] dans les années cinquante.

Parallèlement à ce travail d’auto-édition, je me suis intéressé aux artistes qui donnaient leur travail. J’ai donc rédigé un premier inventaire qui consignait ces pratiques. Le texte s’appelle Donner c’est donner.

C’est à la fin d’une lecture de cet inventaire au séminaire d’Anne Mœglin-Delcroix à la Sorbonne qu’un étudiant me demanda (puisqu’un potlatch peut aussi être la destruction de ce qu’on donne) si les artistes détruisaient leur travail. Je répondis que c’était très courant mais que ce serait mieux de vérifier.

 

Les premières recherches bibliographiques furent peu fructueuses. J’ai donc pensé qu’il serait plus simple de demander directement aux artistes eux-mêmes s’ils détruisaient leur travail. Trouver des adresses était assez facile. Il existait à l’époque un annuaire publié chaque année par Flashart magazine qui s’appelait Art Diary[7] et qui regroupait tout un tas d’adresses d’artistes, de critiques, de galeristes et autres lieux consacrés à l’art. J’ai donc envoyé à une centaine d’artistes, généralement français, une carte postale.

Au recto il y avait mon adresse avec l’emplacement pour le timbre et un petit texte qui disait ceci : « “Potlatchs” est un inventaire. “Potlatchs” enregistre les destructions d’œuvres d’art volontairement commises pas les artistes mêmes. “Potlatchs” a besoin de votre participation : si vous êtes artiste et si vous avez détruit partiellement ou totalement votre œuvre, complétez soigneusement le questionnaire situé au verso de cette carte et retournez-la nous le plus rapidement possible. Merci. »

Au verso il y avait le questionnaire suivant : « Avez vous sciemment détruit une partie de votre œuvre ? | Oui | Non | Où ? | Quand ? | Comment ? | Pourquoi ? | Nom | Prénom | Adresse | Tél. | Fax. | Mél. | M’autorisez-vous à publier les informations ci-dessus ? | Oui | Non | Signature : »

 

Ma première surprise fut le nombre de réponses. Les actions où l’on demande à des destinataires de retourner un texte, une image, ou une réponse quelconque sont rarement un succès. En général il y a peu de retours. Là non. Presque tous les artistes contactés ont répondu. La raison de cette réponse m’a été clairement donnée par plusieurs artistes. Pour eux, le projet Potlatchs devenait le seul lieu où seraient consignées leurs œuvres détruites. Des œuvres que personne n’a vues et qui pourtant ont compté.

 

Il faut distinguer plusieurs types de destructions. Il y a les destructions qui se font pendant le travail : on dessine, le dessin est raté, on le jette, c’est normal. Mais il y a aussi les œuvres que l’on a faites, que l’on a gardées (parce qu’on les trouvait tout à fait valables) et que l’on a finalement détruites pour une raison ou une autre. Ce sont celles là qui m’intéressent.

 

Toutes les réponses furent singulières. Les histoires variées. Généralement les artistes se contentent de la carte postale pour répondre, mais certains, comme Ben par exemple, complètent la carte par des documents mis en annexes.

 

La question qui s’est posée tout de suite fut celle de l’écriture. Elle s’est posée dès les premiers témoignages. Il fallait que je rédige au plus vite quelques exemples de brèves pour les montrer en exemple aux artistes que je voulais contacter. Les premiers artistes (si l’on ne tient pas compte les histoires trouvées par la simple recherche bibliographique) je les ai simplement interviewés. En général ce sont des amis. Je me souviens encore de la première rencontre. C’était avec Alain Villar. Nous nous sommes croisés dans la rue. Nous avons bu un café tout en discutant de la destruction des œuvres. Ça a donné ceci : « En 1979 Alain Villar a jeté une petite sculpture en pierre de son balcon. Il l’a achevée à coups de marteaux. » Je ne me souviens plus des détails de cette histoire, juste de l’insistance d’Alain sur le mot « achevée ».

Je me souviens aussi que tout ça l’amusait beaucoup.

 

Personnellement, j’adore les formes courtes : les proverbes, les haïkus, les brèves (de comptoir[8] ou non), les aphorismes, les slogans, etc. Je savais, en donnant peu de place aux destinataires sur les cartes-réponses que j’aurai peu d’informations. Cette forme de brièveté était plus qu’utile. D’une part parce que l’artiste devait aller à l’essentiel, d’autre part parce que cette réduction de l’information me facilitait le travail de rédaction. Je voulais que les énoncés soient courts. Qu’ils ressemblent à des brèves de journaux. Quand j’ai commencé L’inventaire des destructions, je ne connaissais pas Les nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon mais c’était vraiment le même esprit qui m’animait : un jeu entre un contenu et une forme imposée.

 

La deuxième contrainte que je me suis fixée, a été la fidélité au vocabulaire utilisé par chaque artiste dans sa déclaration. Je sais généralement peu de choses des destructions que l’on me raconte. Je ne sais que la dizaine de lignes que chacun a bien voulu écrire. Je ne peux donc pas me permettre de réécrire librement ce qui m’a été confié. Changer un mot peut avoir des conséquences insoupçonnées. Par exemple quand à la question « Comment ? », Jochen Gerz répond : « en regardant ailleurs », je ne sais pas du tout à quoi il fait référence, et je n’ai pas envie de lui demander. Je lui fait totalement confiance et j’accepte sa réponse avec la certitude que c’est la meilleure réponse possible et qu’il n’y a donc rien à rajouter ou à éclaircir.

 

L’histoire la plus touchante est sans aucun doute celle de Roman Opalka. C’est entre autre pour cette raison qu’elle est la première du livre. Pour Opalka on a toujours l’image d’une œuvre à la fois totale et unique. C’est juste et faux à la fois. Si l’œuvre d’Opalka est effectivement d’une cohérence tout à fait hors normes, elle comporte cependant des doutes, des hésitations et des trous. Opalka n’a pas pu se contenter de la carte postale. Il m’a très vite contacté. Nous avons échangé quelques coups de téléphone et puis il a aussi rédigé un fax assez complet pour me raconter son histoire. Plus qu’aucun autre, Opalka était particulièrement sensible à cette idée de consigner quelque part la destruction de ses travaux. On le sait la vie et l’œuvre d’Opalka ne font qu’un. Un temps. Un seul temps. Et la trace de ce temps mise devant nos yeux. Il fallait donc qu’il y ait aussi ces travaux disparus. A la fin de sa lettre Opalka suggère même que l’on donne un nom à cette collection de travaux détruits : « Roman Opalka, travaux hors programmes OPALKA 1965 / 1 – ∞ »

 

Un des enjeux importants de cet inventaire était l’invention d’un contenu. Mes travaux plastiques sont généralement peu bavards. Ce sont des paysages, des architectures ordinaires, des images banales ou des formes abstraites. Il n’y a pas vraiment de sujet. Ça ne parle de rien. Ça essaie juste d’exister (ce qui est déjà beaucoup). Avec l’inventaire je savais que ça serait différent. La destruction des œuvres d’art par les artistes eux-mêmes était un sujet. Un vrai sujet qui intéresserait des gens (la preuve : dix sept ans après il y a encore des gens qui me demandent d’en parler). Je savais que des journalistes, ou des historiens, ou des conservateurs pourraient être intéressés par le seul contenu du travail. Par ce qu’il mettait en jeu. Moi aussi ça m’intéresse. Bien sûr. En particulier pour ce que ça dit de la valeur, et de qui décide de la valeur. L’artiste, le regardeur, les circonstances ? Toutes ces questions m’intéressent. Elles ne sont pas secondaires. Mais l’idée du livre, de la brièveté des énoncés, de leur écriture, du rapport que le texte entretien avec une certaine forme de visibilité du monde ; ce sont ces questions qui ont déterminé, dans une suite de hasards heureux et provoqués, la possibilité de L’inventaire des destructions.

 

Il est toujours délicat d’essayer de démêler ce qui précède un geste artistique. Je crois que la seule chose qui précède un geste artistique, c’est un autre geste. De soi ou d’un autre artiste. J’ai commencé à faire des livres d’artistes parce que je faisais des photocopies. J’ai d’abord fait des photocopies pour reproduire mes dessins. Puis pour les diffuser sous la forme de livres auto-édités. J’ai compris à ce moment là que la copie était plus puissante que l’original. J’ai donc fait des livres. En faisant des livres j’ai eu envie d’y mettre du texte. J’ai d’abord fait des recueils de tout petits textes descriptifs (des « Choses vues »). C’est parce que j’ai écrit toutes ces micro-descriptions que j’ai pu ensuite rédiger des recueils de brèves. C’est aussi parce que je faisais des multiples que je pouvais facilement en donner. C’est en donnant mes livres au lieu de les vendre que je me suis intéressé au don, et donc de proche en proche à Marcel Mauss, à Georges Bataille, aux sociologues du Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales, à Sénèque, à Derrida, etc.

 

L’inventaire des destructions est donc le résultat d’un intérêt à la fois formel, pratique et conceptuel. En apparence en tout cas. En fait tout est formel. Pour moi la forme de la diffusion du travail, sa vente ou sa non-vente, sa rareté ou sa disponibilité font pleinement partie de la forme même du travail. Elles sont la forme du travail. Ce sont elles qui le constituent. Elles en sont la forme et le discours en même temps. Le contenu n’existe pas avant la forme. Il est déjà pré-déterminé par la forme qui le suivra. C’est pour cette raison que je ne suis pas graphiste. Je ne suis pas le graphiste de mon travail d’écriture, même si effectivement je mets en page les textes que j’écris. Concrètement, le texte est déjà sa mise en forme, par sa brièveté notamment.

 

Pour être tout-à-fait clair sur cette relation entre une forme et son contenu, je dois aussi avouer que je privilégie toujours la forme finale de l’énoncé par rapport à l’histoire qu’il est sensé transmettre. Ainsi, si la réponse que je dois réécrire est trop longue, ou si la phrase sonne bien dans sa brièveté, je n’essaierai pas de tout retranscrire. De même je ne me prive pas de glisser un peu d’humour dans les brèves. Il s’agit avant tout d’un objet littéraire, destiné à une lecture rapide, rebondissant d’anecdotes en anecdotes. Le côté lapidaire, incomplet et parfois énigmatique n’est pas un défaut. Bien au contraire.

 

Bref, historiquement, ou scientifiquement, L’inventaire des destructions n’est vraiment pas un modèle à suivre, même si on y apprend des choses historiques généralement ignorées, la preuve :

 

« Jacques Capdeville, à deux reprises, a brûlé la totalité de ses œuvres y compris celles qu’il avait déjà données ou vendues.

 

En 1997, Raoul Hébréard a soigneusement scié une de ses sculptures. Il en a fait des étagères.

En 1953 Robert Rauschenberg a jeté dans l’Arno les invendus d’une exposition qu’il avait faite à la Galleria d’Arte Contemporanea de Florence.

 

En 1976 Bruno Mendonça a débité à la hache les peintures réalisées entre 1973 et 1976. Il a utilisé les morceaux comme combustible à barbecue au cours d’un dîner-brochettes.

 

Jean-François Demeure est un des premiers sculpteurs à avoir installé une de ses sculptures dans ce qui est devenu le centre d’art de Vassivières en Limousin. Considérant que cette œuvre est contingente et inachevée, il essaie de la faire détruire depuis 1984.

 

Bernard Plossu a découpé et brûlé presque tous ses négatifs “grand-angle” dans un champ en 1985.

 

Pierre Soulages brûle régulièrement dans le four de son atelier à Sète les toiles dont il n’est pas satisfait. Les voisins incommodés par la puanteur des fumées ont déposé plainte. »

 

Etc.

 

Mais voilà, une fois tous les témoignages réécrits ce n’est pas fini : quelle forme donner au texte ? Un livre ? Une exposition ? Une affiche ? Une émission de radio ? Tout est possible.

 

C’est grâce à Anne Mœglin-Delcroix et à Leszek Brogowski que l’inventaire est devenu un livre. En 2001, l’exposition Critique et utopie, organisée par Anne Mœglin-Delcroix se déplace à Rennes (après La Napoule et avant Limoges). Leszek Brogowski pour l’occasion veut publier le premier livre de ce qui deviendra les Editions Incertain Sens. Il me demande si j’ai un livre prêt. Je n’en ai pas, mais j’ai tout ce qu’il faut pour en faire un. J’ai déjà une centaine d’énoncés rédigés. Il n’y a plus qu’à les mettre en page.

 

Je sais déjà qu’il y aura une brève par page. Compte tenu du budget et du format en main, cent pages semble être une bonne solution. Cent, a en plus l’avantage d’être un nombre abstrait, visiblement arbitraire : la première centaine d’une quantité infinie. Cette notion d’infini était importante pour moi, c’est elle qui a déterminé quasiment tous les choix formels. Mon inventaire n’est qu’une infime partie de tout ce que les artistes détruisent, de ce qu’ils ont déjà détruit, de ce qu’ils détruiront encore. Le livre doit dire ça. Il le dit d’ailleurs. En dernière page il est écrit qu’il est « inachevé par définition ». Mais il doit aussi le dire par sa forme. C’est entre autre pour cette raison que le livre n’a pas de couverture. C’est un bloc de cent page, virtuellement extrait d’un bloc imaginaire et illimité. C’est aussi pour cette raison que le colophon (et toutes ses mentions légales) est mis en page comme les autres énoncés. Ça a tellement bien marché que le ministère de l’intérieur a refusé le livre au dépôt légal sous le double prétexte que le livre n’a ni couverture ni titre. Ce qui est faux bien-sûr puisqu’une feuille recouvre et tient les autres et que le titre est écrit, avec le nom d’auteur, l’éditeur, et le prix en dernière page.

 

Cette impression d’une chose infinie n’est pas qu’une expression. Je n’ai jamais arrêté l’inventaire. J’ai continué à recevoir des cartes, j’en reçois encore aujourd’hui. On me raconte des histoires, j’en croise dans mes lectures. Bref, la collecte et l’écriture n’ont jamais cessé. Autre nouveauté, depuis internet on peut faire des livres sans fin : des blogs. J’ai donc mis en ligne un site qui me permet de rédiger et de publier les nouvelles brèves au fur et à mesure.

 

Evidemment, en rédigeant cette conférence je n’ai pas pu résister à l’envie de relancer sur Facebook un appel à contribution. Le 17 mai j’ai donc posté un appel : « Relance : Amis artistes, avez-vous déjà détruit tout ou partie de votre œuvre. Si oui : Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ?

J’ai vite eu une dizaine de réponses, en voici quelques unes :

 

« Après dix ans de vaines tentatives, Christophe Petchanatz a détruit toute sa peinture. Il n’a rien gardé. Il en a bien retrouvé quelques-unes chez sa mère à son décès, mais il les a détruites elles aussi.

 

En 2015, à la mort de son père, Marie-Cécile Conilh de Beyssac a porté à la décharge vingt ans d’architectures, de dessins, de peintures, de sculptures, pour faire de la place dans sa tête et pour pouvoir accueillir les résidents de ce qui allait devenir l’Echangeur 22.

 

En quittant Montpellier en 2005, Frédéric Khodja a détruit une cinquantaine de peintures sur châssis réalisées entre 2001 et 2004. Les châssis ont tous été récupérés par le peintre André Cervera.

 

Un jour sombre de l’été 2014, Marie Ducaté a emporté une de ses sculptures dans sa Clio et l’a déposée sur le parking d’un relais routier à l’Estaque. Elle l’a regardée rapetisser dans son rétroviseur.

 

Pour des raisons tout à fait prosaïques de manque d’espace, Alexandre Giroux a brûlé Imaginary Landscape n°2 sur la plage de Beauduc en 2015. Et puisque le feu était allumé, il y fit griller quelques châtaignes.

 

En 2013 à l’occasion de l’exposition Chloroforme Mazout, Jochen Gerner a passé certains de ses dessins à la déchiqueteuse et les a confiés à un taxidermiste pour qu’il en remplisse le corps d’une poule noire. »

 

Etc.

 

Avec cette relance sur Facebook, j’ai dépassé les deux cents brèves. Je pensais faire une réédition de L’inventaire des destructions quand je pourrai le doubler. Nous y sommes. Il n’y a plus qu’à trouver un éditeur.

 

Merci.

[1] Eric Watier, L’inventaire des destructions, Editions Incertain Sens, Rennes, 2000.

[2] Eric Watier, An inventory of destructions, Genève, Boabooks, 2012.

[3] Eric Watier, Inventario de destruições, Florianopolis (Brésil), Par(ent)esis, 2014.

[4] Eric Watier, L’inventaire des destructions, Paris, Art Book Magazine, 2012.

[5] Eric Watier, L’inventaire des destructions, linventairedesdestructions.tumblr.com, depuis 2012, consulté le 17 mai 2017.

[6] Potlatch, 1954/1957, Allia, Paris, 1996.

[7] Art Diary 1999-2000, Giancarlo Politi Editore, Milan, 1999.

[8] Jean-Marie Gouriot, Brèves de comptoir, tomes 1 et 2, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 2004.