felix gonzalez-torres : un art de la reproductibilité technique

La théorie n’est jamais avant ou après le travail, elle s’établit en même temps. Ou comme le dit Felix Gonzalez-Torres : « c’est un travail au sein du travail »[1]. Louis Althusser, Michel Foucault, Roland Barthes ou Walter Benjamin, par exemple, sont à l’œuvre chez Felix Gonzalez-Torres. Il en parle souvent, les mentionne ou les cite. De ces présences, celle de Walter Benjamin (et en particulier de son texte L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique) est la plus évidente. Sans doute parce qu’elle renvoie à une caractéristique technique évidente de son travail. Les piles d’affiches en distribution libre que Felix Gonzalez-Torres expose dès 1988 existent bien sûr grâce à leur reproductibilité. Mais cette caractéristique a une signification qui n’est ni circonstancielle ni anecdotique : « j’ai toujours été très intéressé par les écrits de Walter Benjamin, surtout vers 1981-83 à la sortie des cours libres du Whitney Museum quand je l’ai lu pour la première fois. J’étais très influencé par ses écrits, par leur pertinence dans notre culture aujourd’hui et je voulais faire un travail qui prenne en considération certaines de ses idées. »[2]

En art, il n’y a pas d’avancée dans le travail sans travail. C’est-à-dire sans un nouvel objet posé sur la table. Un artiste ne réfléchit pas tant avec ce qu’il pense ou imagine qu’avec ce qu’il fait. C’est-à-dire avec ce qu’il réussit, avec ce qu’il rate et avec toutes ces choses qui ne sont ni ratées ni réussies mais simplement en attente. C’est au sein de ce travail concret, dans ses hésitations et dans ses avancées, que le travail proprement théorique s’insère. Comme l’offset, l’encadrement, ou le crayon, la pensée de l’autre devient un outil. Un outil théorique permettant la fabrication d’un nouvel objet, d’un nouveau geste. Et de ce point de vue L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique est un outil puissant. Ainsi Felix Gonzalez-Torres ne travaille pas sur Walter Benjamin. Pas plus qu’il ne travaille sur l’homosexualité, sur le sida, sur sa propre mort ou sur celle de son amant. Il travaille avec. Il apprend à travailler avec.

 

On le sait par Andrea Rosen, amie et galeriste de l’artiste, Felix Gonzalez-Torres était très soucieux de ce qu’il laisserait derrière lui[3]. Il était très attentif aux détails techniques de chacune de ses réalisations, mais aussi à l’enregistrement de ce travail. Ainsi, à l’automne 1995, c’est-à-dire quelques mois avant sa mort[4],  Felix Gonzalez-Torres modifiait encore la liste des œuvres de son catalogue raisonné[5]. C’est une œuvre courte (1986/1995), ramassée en une douzaine de gestes : les montages et les c-prints à partir de 1986, les photostats, les puzzles et les horloges à partir de 1987, les piles de posters et les Travaux de sang à partir de 1988, les rideaux, les affiches et les portraits à partir de 1989, les tas de bonbons à partir de 1990, les miroirs, les guirlandes d’ampoules et les rideaux de perles à partir de 1991. Une première remarque s’impose : tous ces travaux, à part les montages et les Travaux de sang, sont des reproductions. Radicalement. Soit parce que ce sont des imprimés, soit parce que ce sont des objets industriels. Ce qui fait de l’œuvre de Gonzalez-Torres « Une œuvre d’art conçue pour être reproductible. »[6] Entièrement, ou presque.

 

Ainsi parmi les toutes premières œuvres reconnues par Felix Gonzalez-Torres se trouve une photographie « Sans titre » (Wall Street)[7]. Apparemment, c’est une photographie en noir et blanc sobrement encadrée. En fait, c’est un tirage chromogénique[8]. Le travail véritable ne commence donc pas avec la photographie noir et blanc traditionnelle, même si c’est la principale pratique de Felix Gonzalez-Torres entre 1981 et 1986[9], mais avec un forme d’abandon de cette photographie traditionnelle au profit d’une technique industrielle. Ce choix de la banalité technique, où le tirage est fait par un laboratoire quelconque, et non par Gonzalez-Torres lui-même ou un tireur professionnel, est une façon claire de dire le caractère ordinaire de l’image quand elle devient objet. Nous ne sommes pas dans la photographie classique et dans ce qu’elle peut avoir de précieux[10] mais dans ce que Benjamin appelle le reproductible. Manipulable à la demande, l’image n’a plus de support attitré et elle peut être imprimée indéfiniment sur des supports différents et dans des formats variés. Cette multiplicité des supports Gonzalez-Torres va la mettre à l’épreuve pendant les années 1987/1988 où il produit un certain nombre de montages : des photographies extraites de quotidiens placées dans des flacons[11], sur des assiettes[12], du caoutchouc[13], de la toile[14] ou de simples mugs[15],etc. Mais toutes ces techniques « artisanales » seront abandonnées au profit des techniques proposées par l’industrie photographique comme le c-print, le puzzle, le photostat, le poster ou l’affiche.

 

Puzzles

 

Les puzzles sont une des réponses de Gonzalez-Torres à l’évidence de la photographie encadrée. Ainsi, entre 1987 et 1992, il produit 64 puzzles différents, 64 photographies qui, au lieu d’être tirées et encadrées, sont montées sur puzzles. Exposés, ils sont simplement épinglés au mur dans leur emballage plastique[16]. Ces détails techniques ne sont pas anodins. Comme le dit Gonzalez-Torres : « il est beaucoup plus facile et moins risqué pour un artiste d’encadrer simplement quelque chose. (…) Il y a un sens à accrocher au mur une photographie noir et blanc sous plexiglas. Personne ne peut y toucher. »[17] A l’opposé de la photographie protégée par son cadre, le puzzle désigne donc l’image comme un objet proche, intime, ludique et fragile que l’on doit essayer de maintenir dans son intégralité si l’on veut en jouir ou en jouer. Et c’est là une des possibilités et une des fonctions de la reproductibilité technique : elle « permet surtout de rapprocher l’œuvre du récepteur. »[18] Jusqu’à, comme ici, pouvoir la toucher, la mettre littéralement en pièces, la reconstruire ou pas. Support dérisoire, faible, sans prétention et populaire, le puzzle a aussi pour lui d’être réellement industriel. C’est-à-dire, contrairement aux collages et aux « mises en bouteille » que Felix Gonzalez-Torres fait à ses débuts, de pouvoir être commandé à un laboratoire sans avoir à intervenir dans la fabrication. Ce renoncement délibéré à l’artisanat, déjà pratiqué par les artistes minimalistes ou conceptuels dans les années 60 et 70, s’inscrit aussi dans une volonté de mettre à mal l’autorité[19] de l’artiste et de l’œuvre d’art. Une volonté de se mettre dans une position non autoritaire, non dominante, c’est-à-dire non « cultuelle », en se rapprochant d’une reproductibilité technique ordinaire.

 

Photostats

 

Au moment où Felix Gonzalez-Torres conçoit ses premiers puzzles, il commence aussi une série de travaux utilisant un autre procédé reprographique courant : le photostat[20]. Ecrans noirs, encadrés, sous verre, avec un texte imprimé en réserve évoquant le sous-titrage, les photostats de Gonzalez-Torres sont des précipités de télévision. Abruti par son travail de serveur, il zappait de chaîne en chaîne sitôt rentré chez lui : « Tout se mélangeait en une même absurdité fondamentale. »[21] Ainsi, par exemple, le texte du premier photostat, « Bitburg Cemetery 1985 Walkman 1979 Cape Town 1985 Water-proof mascara 1971 Personnal computer 1981 TLC »[22], associe indifféremment la visite de Ronald Reagan au Cimetière de Bitburg en 1985, où il se recueillit sur les tombes de 48 Waffen-SS, et les inventions du Walkman, de l’ordinateur personnel ou du mascara résistant à l’eau. Cette collision, dont l’hétérogénéïté n’a d’égal que l’obscénité des côtoiements qu’elle provoque, est en soi littéralement incompréhensible. Antispectaculaire par son absence d’image et par son format modeste, le photostat est une réaction à un flot continu et indistinct d’informations. En n’étant plus qu’une simple concaténation de mots, de noms et de dates, le photostat semble donner raison à Benjamin quand il dit : « La légende ne va-t-elle pas devenir l’élément essentiel du cliché ? »[23] Légende sans images le photostat renforce l’absurdité de cette situation où la multiplication des images les rend incompréhensibles. Cette situation a été anticipée par Benjamin : « L’appareil photo se fera toujours plus petit, toujours plus apte à retenir des images fugitives et secrètes dont le choc suspend, chez le spectateur le mécanisme de l’association. Ici doit intervenir la légende, qui inclut la photographie dans le processus de littérarisation de nos conditions d’existence, et sans laquelle toute construction photographique doit rester dans l’à-peu-près. »[24] Confrontée à sa propre prolifération, puis à sa surabondance, l’image n’est lisible que par le commentaire qui l’accompagne. Cette question de la légende se retrouve dans le « Sans titre » que Felix Gonzalez-Torres attribue à presque tous ses travaux. Affirmation redondante, accentuée par les guillemets, « Sans titre »  marque bien la volonté de ne donner aucune indication quant à l’image exposée. De la laisser libre de toute interprétation. Cette précaution prise, Felix Gonzalez-Torres rajoute souvent une note entre parenthèses. Par exemple : « Sans titre » (Florence). Cette note est généralement, soit d’ordre privé, soit allusive. En tout cas elle nous échappe elle aussi, et laisse souvent l’image dans « l’à-peu-près. »

 

Tout comme le c-print, autre procédé photographique peu « noble », et contrairement aux puzzles, le photostat est systématiquement encadré. Il est identifiable en tant qu’œuvre par son cadre. Mais plus que cette forme traditionnelle de présentation de la photographie, le photostat reprend surtout le formalisme de l’art conceptuel en général et de Joseph Kosuth en particulier[25]. Cette reprise formelle est une stratégie. La stratégie du « drag », du travesti, ou, comme le dit encore Gonzalez-Torres, de l’espion qui veut passer innaperçu : « Moi aussi je veux être un espion. Je veux être celui qui ressemble à autre chose »[26].

 

Comme le dit Walter Benjamin : « On jouit, sans le critiquer, de ce qui est conventionnel »[27]. C’est donc, précisément, en choisissant d’être conventionnel, ou plutôt en choisissant d’avoir l’air conventionnel,  que Felix Gonzalez-Torres compte faire passer son message politique. Par exemple : « People With AIDS Coalition 1985 Police Harassment 1969 Oscar Wilde 1891 Supreme Court 1986 Harvey Milk 1977 March on Washington 1987 Stonewall Rebellion 1969 »[28]  reprend, comme les autres photostats, l’esthétique de l’art conceptuel, mais c’est en fait un rappel historique des victoires et des défaites des homosexuels dans la lutte pour leurs droits : « People With AIDS Coalition » est la première association américaine de lutte contre le sida. « Police Harassment 1969 » et « Stonewall Rebellion 1969 » évoquent la rébellion des clients du Stonewall Inn (un bar homosexuel) contre les brimades constantes des forces policières. Cette rébellion marque le début de l’émancipation des homosexuels aux États-Unis  et elle est célébrée chaque année par la « Gay Pride ». « Oscar Wilde 1891 » évoque l’écrivain qui, condamné pour homosexualité en 1895, fit scandale en 1891 avec Le portrait de Dorian Gray. « Supreme Court 1986 » est une allusion à la décision de la Cour Suprême des États-Unis d’autoriser les États à punir « les relations sexuelles déviantes avec un individu du même sexe ». « Harvey Milk 1977 » fait référence à l’élection en 1977 de Harvey Milk. Premier élu ouvertement homosexuel, il fut assassiné pour cette même raison en 1978. Enfin « March on Washington 1987 » est la plus importante manifestation gay des États-Unis pour la reconnaissance des droits des homosexuels et contre les lois de discrimination adoptés par les républicains.

 

De cette stratégie du passage en fraude il dit : « L’argent et le capitalisme sont des pouvoirs qui ne sont pas prêts de tomber, du moins pour le moment. C’est au sein de ces structures que des changements peuvent et doivent intervenir. Mon adhésion est une stratégie liée à mon rejet initial. »[29] Cette adhésion est aussi une adhésion aux formes déjà admises de l’art. Le monde de l’art est son monde, sa culture, sa formation. Ça sera donc sa « tranchée »[30]. Le lieu d’où il pourra aussi toucher la rue. Ainsi, utilisant une bourse d’aide de la Fondation pour l’Art Public, il reproduit l’énoncé « People With AIDS Coalition 1985 Police Harassment 1969 Oscar Wilde 1895 Supreme Court 1986 Harvey Milk 1977 March on Washington 1987 Stonewall Rebellion 1969 »[31], sur un panneau publicitaire à Sheridan Square, New-York, pour la gay-pride de 1989. S’adressant aux milliers de personnes avec qui il défile, il fait de ce panneau sa participation anonyme et spectaculaire à la manifestation. Ainsi, plutôt que de mettre dans la rue un objet trop grand pour l’espace pacifié du musée (ce que Felix Gonzalez-Torres reproche à l’art public), il investit une forme déjà présente dans l’espace public. L’évidence du panneau, déjà là, la simplicité de la mise en page et le contenu même du texte font que le message « passe ». Qu’il est reçu et acclamé comme objet de lutte par tous et comme objet artistique par certains : « C’est toute la différence entre l’art en public et l’art pour le public. »[32] Toutefois, même si ce travail est fait « pour le public », il ne lui fait aucune concession. L’énoncé est identique à celui déjà édité en sérigraphie. Il n’est pas arrangé pour un public particulier. Il n’est pas plus explicite. Pas moins non plus. C’est donc en s’appropriant le formalisme de l’art conceptuel que Felix Gonzalez-Torres est entendu dans le monde de l’art et en investissant le panneau d’affichage, tel qu’il est, qu’il est entendu dans la rue. Ce n’est pas frontalement qu’il décide de s’attaquer aux problèmes politiques, mais sans en avoir l’air. Cette faculté de passer « inaperçu », en étant conventionnel, est sa stratégie.

 

Panneaux publicitaires

 

Ce premier travail sur panneau publicitaire sera suivi par une douzaine d’autres, essentiellement des photographies reproduites sous forme d’affiches sérigraphiées. Le panneau publicitaire est un imprimé et, comme pour toute campagne publicitaire, plus il est reproduit, mieux il fonctionne. Invité en 1992, par le MoMA, à faire un projet dans le musée, Felix Gonzalez-Torres leur propose d’investir 24 panneaux publicitaires dans New York avec comme seule image un lit défait. Cette image en noir et blanc, imprimée plein cadre, « sans titre » et sans légende, fonctionne à l’opposé de la publicité commerciale et de sa surenchère de sens. Elle reste muette. Pour le passant, c’est sans doute sa principale qualité : une image, belle et silencieuse, sur laquelle on peut imaginer ce qu’on veut. Cette photo, affichée simultanément dans New York et dans une salle du MoMA peut être vue comme la simple photographie d’un lit défait, ou, pour qui connaît un peu la vie de Gonzalez-Torres, comme un témoignage intime après la mort Ross. C’est aussi une façon discrète de dénoncer les lois anti-homosexuels de 1986. Image privée, strictement intime rendue ostensiblement publique, elle vise, dans son exposition même, à désigner la violation de l’espace privé par l’État : « De récents développements aux États Unis (…) ont prouvé qu’il n’y avait plus d’espace privé ou d’espace public, particulièrement pour un certain type de population qui aime les gens de même genre, ou de même sexe. Dans ce cas, vous le savez, je pense à l’année 1986, (…), où la Cour Suprême a décrété que les gays et les lesbiennes n’avaient pas droit à la vie privée, que l’état pouvait de fait entrer chez eux, légiferer et punir la façon dont il s’aimaient. »[33] Investissant l’espace public par le biais d’un média commercial privé[34], Felix Gonzalez-Torres dépasse la loi. Il surexpose le lieu le plus intime de sa propre histoire et en même temps il ne montre rien. C’est dans ce jeu permanent entre une prise de parole et son aspect anodin, contre lequel la censure n’a aucune prise, que Felix Gonzalez-Torres dépasse l’interdit politique.

 

L’évolution du musée fait qu’aujourd’hui, exposer à l’extérieur est une proposition acceptable. Mais cette même démarche est plus extraordinaire lorsqu’il s’agit d’une collection privée. C’est pourtant ce que va faire Felix Gonzalez-Torres : si l’on se réfère au certificat qui accompagne chaque affiche, tout collectionneur privé, a le droit exclusif de la reproduire comme bon lui semble, et il est invité à l’exposer dans l’espace public. Mais Felix Gonzalez-Torres précise : « Le but de ce travail est que l’acheteur reproduise l’image sur un panneau d’affichage public. Peu importe combien de fois l’image de l’affiche est reproduite, (l’affiche) est une œuvre d’art unique. »[35]

 

Une œuvre d’art unique basée sur la reproduction, voilà exactement la révolution annoncée par Benjamin dès sa « Petite histoire de la photographie » en 1931 : « Tout change pourtant si de la photographie en tant qu’art on passe à l’art en tant que photographie. »[36] En effet, depuis la photographie, l’objet d’art unique est en crise. Par nature la photographie tend à la reproduction et il est ridicule d’essayer de la maintenir dans les procédures de l’œuvre manufacturée et donc unique. Au contraire il faut profiter de la photographie pour redéfinir l’œuvre d’art en tant qu’objet reproductible. Cette prise de conscience d’une révolution de l’objet d’art après la photographie va conduire Gonzalez-Torres à la mise en place de procédures particulières où l’œuvre est à la fois privée et publique, unique et multiple, anodine et subversive. Les affiches font partie de ces procédures, mais ce sont sans doute les piles de feuilles ou les tas de bonbons, qu’il expose dès 1988, qui sont les plus remarquables.

 

Piles

 

Les piles de feuilles sont apparues, dans leur forme définitive, au moment où Felix Gonzalez-Torres se posait la question de l’art public et du monument, c’est-à-dire en 1989. Ce sont de simples piles de feuilles, généralement imprimées en quantité illimitée, qui, quand elles sont exposées, sont à la disposition du public. Le propriétaire, qu’il soit institutionnel ou privé, est invité à réimprimer les affiches et à maintenir la sculpture dans ses dimensions « idéales »[37]. Il peut aussi décider de ne pas le faire.

 

Ici la reproductibilité est aussi un rapport physique. Prendre un bonbon dans « Sans titre » (Portrait de Ross à L.A.) ou une affiche dans « Sans titre » (nature morte) est une expérience réelle de l’épuisement et de la perte. En prenant, le spectateur accélère la disparition de la sculpture. Métaphore de l’épuisement des corps, de leur dépérissement, puis de leur disparition, ces sculptures sont aussi pour Felix Gonzalez-Torres le lieu d’un apprentissage douloureux des morts annoncées. Cette métaphore est particulièrement évidente dans les tas de bonbons. « Sans titre » (Portrait de Ross à LA)[38] a, dans sa forme idéale, le même poids que Ross Laycock et « Sans titre » (les amants) a le poids de Ross et Felix ensemble. Ce travail est un refus de la disparition par la disparition. Chaque spectateur, en prenant, provoque la dégradation de la sculpture, mais en même temps il la “sauve” en se l’appropriant et en la dispersant indéfiniment. Comme un virus[39], la sculpture se propage sur tout un territoire de façon invisible mais certaine.

 

Invitant chaque spectateur à prendre un peu de la sculpture, et chaque propriétaire à en assurer la pérénité, la procédure fait de chaque tas une « énorme sculpture publique. »[40] Mais cette énormité ne vient pas tant des dimensions généralement modestes des piles, que des milliers de feuilles qui constituent chaque pile, de leur dispersion permanente et de leur reproduction illimitée. Œuvre d’art volontairement publique, elle n’est donc plus nécessairement celle qui occupe l’espace public, mais elle est celle qui, profitant de sa reproductibilité et d’un système marchand, a le pouvoir d’être à chacun au-delà de la propriété privée. Monumentalité invisible, elle entre en concurrence directe avec la sculpture publique classique réputée monumentale. « Sans titre » (Monument)[41] désigne bien la pile comme monument, et le diptyque « Sans titre » (vente du Jour des Vétérans)[42], « Sans-titre » (Week-end pour Memorial day)[43] dénonce l’inutilité de ces fêtes[44] qui, ayant perdu tout caractère commémoratif, ou toute signification sociale, sont devenues des moments de pur commerce : « nous ne célébrons plus les évènements historiques sur la place publique, nous allons faire des courses. »[45]

 

Sculptures publiques, les piles se prêtent bien évidemment à l’engagement politique : « Sans titre » (Années républicaines)[46], simple pile de feuilles blanches bordées d’un liseret mortuaire, est, par exemple, une dénonciation sans nuances de la passivité criminelle des différents gouvernements républicains face à l’épidémie du sida.

 

Une fois encore, pour être entendu, Felix Gonzalez-Torres reprend à son compte des formes existantes : l’esthétique du bloc minimaliste soigneusement installé pour les piles de feuilles, et les arrangements de Richard Long ou de Joseph Beuys pour les tas de bonbons[47]. Mais à cette simple reprise formelle il ajoute une dimension révolutionnaire : ici la sculpture est offerte. Constituée d’objets reproductibles, elle est à disposition. Le tas est là. Qui en veut, en prend. L’objet donné n’est pas adressé. Personne n’est tenu de l’accepter, ni de le rendre. Il est simplement disponible et gratuit. Sans donateur, la feuille ou le bonbon, mis à disposition, permet à chaque spectateur de déterminer son rôle dans la chaîne donner-recevoir-rendre. Prendre n’engage que lui-même. Mais ça n’est pas rien. Totalement libre de son choix[48], celui qui prend volontairement quelque chose, lui accorde sans doute une certaine attention. Cette attention est importante pour Gonzalez-Torres. Le collectionneur (que ce soit le proprétaire de l’œuvre ou le simple passant) n’est jamais considéré comme un client, mais comme un partenaire. C’est lui qui prendra soin du travail. Qui le maintiendra dans son état ou pas. C’est lui qui choisira quelle forme donner au tas de bonbon ou à la guirlande, lui qui changera les ampoules, remontera les horloges ou pas, modifiera son portrait, etc. : « Sans public, ces œuvres ne sont rien. J’ai besoin du public pour achever mon travail. Je demande au public de m’aider, de prendre certaines responsabilités, de s’intégrer à mon travail, de participer. »[49]

 

Mais pour prendre une feuille encore faut-il qu’on lui attribue une certaine valeur. Qu’on ait envie de s’en saisir et de la garder. On le sait, la question de la valeur est centrale dans l’essai de Walter Benjamin L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Les notions de « valeur cultuelle » et de « valeur d’exposition » s’opposent, redéfinissant la valeur de l’art et ses enjeux : « Dans la photographie la valeur d’exposition commence à repousser la valeur cultuelle sur toute la ligne. »[50] Il est donc clair que depuis la reproductibilité technique, la rareté du multiple est arbitraire. Elle ne vise qu’à la préservation d’un modèle rendu obsolète par la technique elle-même et témoigne de la force de l’habitude qui voit dans l’unicité de l’œuvre d’art la garantie de sa valeur et de son statut. Elle montre aussi la volonté des différents partenaires du marché de l’art de conserver la situation en l’état en rabâchant une contre-vérité. Recouvrant toutes les autres valeurs, en les rendant invisibles, la valeur marchande ne se fonde que sur la valeur cultuelle, c’est-à-dire sur l’organisation de la pénurie de ce qui pourrait être disponible.

 

C’est donc en utilisant cette contradiction du système marchand, dont il fait partie, que Felix Gonzalez-Torres peut aussi le subvertir. Du point de vue marchand la technique est simple mais habile : seul le proprétaire possède l’œuvre, mais il est invité à la montrer dans l’espace public ou à en assurer une diffusion gratuite. Ainsi le propriétaire d’une pile ou d’un tas possède une œuvre unique[51], mais il ne peut jamais en être le propriétaire exclusif[52], l’œuvre rendant toujours impossible, grâce à son contrat de propriété, sa propre réquisition.

 

Du point de vue formel, la réponse de Felix Gonzalez-Torres sera dans un premier temps peu convaincante. Composée d’une simple pile de photocopies A4 d’une hauteur idéale de 15,2 cm, la première pile[53] était un objet extrèmement pauvre, presque sans qualité, ordinaire. Pour contrecarrer cet effet, Felix Gonzalez-Torres la placera sur un socle en bois peint. Mais cet artifice peu satisfaisant ne sera plus réutilisé. Par la suite, c’est le caractère élégant des sculptures, le soin extrême accordé à l’impression, à la qualité des papiers, à la fabrication et à tout l’appareil de mise en vue de l’exposition, qui induiront la valeur : « La beauté est un pouvoir que nous devrions réinvestir à nos propres fins. »[54]

 

On pourrait penser que la vision du nombre, de la multitude des exemplaires, porte atteinte à cette valeur acquise par l’objet d’art de Gonzalez-Torres[55]. Il n’en est rien, bien au contraire. Sans être unique l’objet est là. Etre en présence d’une pile de plusieurs milliers de feuilles imprimées donne à chacune de ces feuilles une charge particulière. La notion de monument y devient évidente. Si chaque feuille ou chaque bonbon pris n’est pas la pièce, il en fait partie. Il en est un élément et à ce titre il est aussi la pièce. Pas toute la pièce, mais tout son potentiel et toute son efficacité. Walter Benjamin pouvait encore dire : « À la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve. »[56] Cette affirmation n’est plus tenable avec Felix Gonzalez-Torres. Œuvres sans original, pouvant être exposées en plusieurs endroits simultanément, les piles sont toujours ici et maintenant. Indubitablement présentes et pourtant toujours en sursis, elles sont aussi désacralisées par leur disponibilité permanente. Si, comme le dit encore Benjamin, « Le hic et nunc de l’original constitue ce qu’on appelle son authenticité, »[57] alors ce n’est plus l’objet qui est l’original mais son exposition multipliée. L’expérience de son exposition.

 

Cette exposition est infinie. L’affiche que chaque spectateur a emportée chez lui fait toujours partie de la sculpture dont elle est issue. Elle n’en est pas séparée. Elle en est d’ailleurs inséparable  par sa reproductibilité même. Si l’édition était limitée, chaque élément deviendrait autonome ; étant illimitée, elle est en même temps indivisible. Ainsi la valeur d’exposition ne va plus contre la valeur de culte, elle s’y superpose en instaurant un rapport non hiérarchique de propriété et de jouissance : « Les masses ont le droit d’exiger une transformation du régime de la propriété ; le fascisme veut leur permettre de s’exprimer tout en conservant ce régime. La conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique. A cette violence faite aux masses, que le fascisme oblige à mettre genou à terre dans le culte d’un chef, correspond une violence subie par un appareillage mis au service de la production de valeurs cultuelles. »[58]

 

En respectant « l’appareillage » dans sa logique de reproduction et le poussant jusqu’à son terme qui est une accessibilité générale à l’art, Felix Gonzalez-Torres atteint à cette autre pratique que Benjamin attend de la reproductibilité : la politique[59].



 

[1] « Etre un espion », interview de Felix Gonzalez-Torres par Robert Storr, in Art press, n°198, janvier 1995, p. 25.

 

[2] Conversation avec Hans-Ulrich Obrist pour Museum in progress, Vienne : http://www.mip.at, 1994.

 

[3] Cf. Andrea Rosen, « “Untitled” (The neverending portrait) », in Felix Gonzalez-Torres I. Text, Ostildern-Ruit : Cantz, 1997, pp. 44-59.

 

[4] Né le 26 février 1957 à Güaimaro, Cuba, Felix Gonzalez-Torres quitte Cuba en 1971 pour l’Espagne, puis pour Puerto Rico où il vit avec son oncle et sa tante. En 1976 il étudie l’art à l’Université de Puerto Rico et part pour New-York en 1979 où il étudie la photographie au Pratt Institut de Brooklin dont il sera diplômé en 1983. Il suit aussi les cours du Whitney Museum en 1981 et 1983. Il rencontre Ross Laycock au BoyBar à l’été 1983 et l’aimera jusqu’à sa mort (du sida) en 1991. Militant politique et  militant homosexuel, Felix Gonzalez-Torres meurt lui aussi du sida le 9 janvier 1996.

 

[5] Cette liste est reprise dans Felix Gonzalez-Torres II. Catalogue raisonné, Ostildern-Ruit : Cantz, 1997, qui fait la distinction entre les 281 œuvres du « catalogue raisonné » retenues par Felix Gonzalez-Torres lui-même en 1995, 54 travaux classés comme « matériel additionnel » et 33 comme « non-œuvres ». Soit 368 travaux aux statuts différents. Ce catalogue constitue la base de notre article et nous reprendrons systématiquement sa numérotation.

 

[6] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac et revu par Rainer Rochlitz, Paris : Editions Allia, 2003, p. 24.

 

[7] Cat. n°3, 1986.

 

[8] Inventé en 1936, le tirage chromogénique, généralement désigné par c-print, est le procédé le plus courant pour obtenir un tirage papier couleur à partir d’un négatif ou d’une diapositive.

 

[9] Tout ce qui reste du travail fait entre 1981 et 1986 est classé comme « matériel additionnel ». Soit 12 travaux où on trouve essentiellement des photographies noir et blanc, un polaroid et deux « palladium prints ».

 

[10] Même s’il est vrai que les c-prints de Gonzalez-Torres sont toujours des éditions limitées.

 

[11] Non analysé, cat n°6, 1987 ; sans titre, cat n°8, 1987 ; sans titre (peur), cat. n°17, sans titre, cat. n° 18, 1987 et sans titre, cat. n° 19, 1987

 

[12] « Sans titre », cat n°7, 1987.

 

[13] Peur double, cat. n°9, 1987.

 

[14] Quatre collages tous Sans titre (peur double), cat. n°13, 14, 15 et 20, tous de 1987.

 

[15] « Sans titre » (photomugs), cat. n°49, 1986/1988;

 

[16] Des 64 puzzles conçus par Felix Gonzalez-Torres seuls 4 sont présentés encadrés : 3 dans « Sans titre », cat. n°11, 1987 et un dans « Sans titre », cat. n°42, 1988.

 

[17] Felix Gonzalez-Torres cité par Nancy Spector, in Felix Gonzalez-Torres, Paris : Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1996, p. 191.

 

[18] Walter Benjamin, op. cit., p. 15.

 

[19] Mot utilisé aussi par Benjamin, op. cit., p. 16.

 

[20] Photostat est une marque déposée. Le photostat est un procédé utilisé pour faire des copies photographiques positives ou négatives rapides haute définition d’écrits ou de dessins. Felix Gonzalez-Torres utilisera ce procédé 13 fois, essentiellement en 1987 et 1988.

 

[21] Felix Gonzalez-Torres cité par Nancy Spector, op. cit., p. 36.

 

[22] « Sans titre », cat. n°5, 1987.

 

[23] Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », in Œuvres II, Paris : Gallimard , coll. Folio/Essais, 2000, p. 321.

 

[24] Idem, p. 320.

 

[25] Cf. Titled (Art as Idea as Idea), titre générique utilisé par Joseph Kosuth pour des photostats généralement collés sur carton et reproduisant, en blanc sur noir, des définitions extraites de dictionnaires. On remarquera à ce propos que Felix Gonzalez-Torres ne reprend pas que l’aspect formel des œuvres de Kosuth, mais aussi la technique photographique du photostat et une rédaction particulière des titres.

 

[26] « Etre un espion », interview de Felix Gonzalez-Torres par Robert Storr, loc. cit., p. 31.

 

[27] Walter Benjamin, op. cit., pp. 55-56.

 

[28] « People With AIDS Coalition 1985 Brimade Policière 1969 Oscar Wilde 1891 Cour Suprême 1986 Harvey Milk 1977 Marche sur Washington 1987 Rébellion de Stonewall 1969 », sans titre, cat. n°57, 1989. Cette sérigraphie sur papier tirée à 250 exemplaires, n’est pas un photostat mais elle en reprend toutes les caractéristiques formelles.

 

[29] Felix Gonzalez-Torres, « Une conversation », conversation avec Joseph Kosuth, in Troubles, n°1, janvier 2002, p. 140.

 

[30] Mot utilisé par Felix Gonzalez-Torres et cité par Nancy Spector, op. cit., p. 100.

 

[31] « Sans titre », publicité peinte, Sheridan Square, New York, cat. n° 65, 1989. On remarquera que l’énoncé diffère sur un point par rapport à la sérigraphie, « Oscar Wilde 1895 » ayant remplacé « Oscar Wilde 1891 ».

 

[32] Felix Gonzalez-Torres, « Une conversation », conversation avec Joseph Kosuth, loc. cit., p. 141.

 

[33] Felix Gonzalez-Torres, conversation avec Hans-Ulrich Obrist, op. cit.

 

[34] Le panneau d’affichage appartenant toujours à quelqu’un, il faut le louer pour y avoir accès.

 

[35] Felix Gonzalez-Torres cité par Dietmar Elger, Catalogue raisonné, op.cit., p. 15.

 

[36] Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », loc.cit., p. 315.

 

[37] Pour reprendre le mot utilisé par Felix Gonzalez-Torres.

 

[38] Cat. n°168, 1991.

 

[39] « Je veux être un virus au cœur de l’institution. » Felix Gonzalez-Torres, conversation avec Joseph Kosuth, loc. cit., p. 140

 

[40] Termes utilisés par Felix Gonzalez-Torres lui-même pour désigner les piles. Cf. « Devenir un espion », loc. cit., p. 29.

 

[41] Cat. n°67, 1989.

 

[42] Cat. n°64, 1989.

 

[43] Cat. n°69, 1989.

 

[44] Et des encombrants monuments qui vont avec…

 

[45] Felix Gonzalez-Torres cité par Nancy Spector, op. cit., p. 22.

 

[46] Cat. n°211, 1992.

 

[47] Le certificat qui accompagne les tas de bonbons ne donne aucune indication quant à leur installation. C’est donc le propriétaire qui choisit l’installation qui lui convient. La reprise formelle par Felix Gonzalez-Torres des dispositifs de Richard Long (les lignes) ou de Joseph Beuys (le coin de graisse), est bien sûr à prendre comme un travestissement, mais peut-être aussi comme la volonté de ne pas  être celui qui détermine la forme.

 

[48] Felix Gonzalez-Torres est très soucieux de cette liberté laissée à l’autre. Ainsi la plupart des pièces avec certificats ne comportent que peu d’indications quant à la manière de les accrocher et aucune obligation. Maintenir une pièce dans ses dimensions « idéales », n’est pas un impératif mais une invitation.

 

[49] Felix Gonzalez-Torres cité par Nancy Spector, op. cit., p. 57.

 

[50] Walter Benjamin, op. cit.,  p. 31.

 

[51] Terme utilisé par Felix Gonzalez-Torres dans le certificat qui l’accompagne.

 

[52] On voit bien comment aujourd’hui, où avec le numérique nous sommes passés du reproductible à l’hyperreproductible (Bernard Stiegler),  la question de la propriété est encore plus importante. Celui qui sera le plus propriétaire est à terme celui qui aura le plus de pouvoir. Pouvoir par les médias c’est-à-dire par la reproductibilité. Arme révolutionnaire ou arme totalitaire, la reproductibilité permet les deux. Ce que dit déjà Benjamin.

 

[53] « Sans titre », cat. n°26, 1988.

 

[54] Felix Gonzalez-Torres cité par Nancy Spector, op. cit., p.17.

 

[55] A ce propos il est intéressant de remarquer qu’aujourd’hui le propre de l’industrie est de nous mentir en nous faisant croire que ce que nous possédons est unique, alors que la production est de plus en plus concentrée et que les modes de consommation sont de plus en plus standard. La multiplication des modèles chez Nike ou Adidas ou les nombreuses versions de la même voiture chez n’importe quel constructeur en sont la preuve.

 

[56] Walter Benjamin, op. cit.,  p. 13.

 

[57] Walter Benjamin, ibidem.

 

[58] Walter Benjamin, ibidem., p. 75.

 

[59] Walter Benjamin, ibidem., p. 26.