l’art conceptuel n’existe pas

UNE SÉRIE DE PIQUETS PLANTÉS DANS LE SOL À INTERVALLES RÉGULIERS POUR FORMER UN RECTANGLE UNE FICELLE TENDUE DE PIQUET EN PIQUET POUR DÉLIMITER UNE GRILLE UN RECTANGLE RETRANCHÉ DE CE RECTANGLE. Cet énoncé de Lawrence Weiner exposé actuellement au CRAC à Sète porte le numéro 001 de son catalogue raisonné. Pourtant ce n’est pas son premier travail. Loin de là.

En 1960 Lawrence Weiner réalise une série d’explosions au TNT dans un parc national de la région de Mill Valley près de San Francisco. C’est sa première exposition personnelle. C’est aussi le premier énoncé de son livre Statements. C’est un travail important. A ce moment-là Lawrence Weiner a une parfaite connaissance de ce qui se fait en art et, pour lui, utiliser du TNT dans le désert est une façon assez normale de faire de l’art. Mais reste un problème : « Ma seule difficulté était que je pensais que chaque cratère était unique. »

Entre 1960 et 1962 Lawrence Weiner va essayer de dépasser cette difficulté, notamment avec une sculpture : « J’ai amené la pierre dans la cour, je l’ai montée sur une table et j’ai commencé à la tailler. Par conséquent, je me suis mis à déplacer la pierre sur la table et ceci devenait une activité. Chaque jour, je suis sorti afin de déplacer ce bloc de pierre d’un côté de la table à l’autre, le frappant parfois avec un marteau, devenant furieux parfois, et le jetant littéralement jusqu’à ce qu’il ait l’air d’être dans la bonne position afin d’être taillé en une sculpture sans nom. Après quelques semaines, j’ai compris que c’était cela la faire, et je l’ai posée tout simplement sur la table sans penser du tout comment je l’y avais posée. (…) J’ai compris alors que dans la sculpture il s’agissait de “mettre en place” un volume ou une masse. » Voilà, l’œuvre d’art n’est plus cet objet unique, travaillé, taillé, sculpté, ce n’est plus ce moment unique de la taille, c’est une simple mise en place, un acte presque involontaire, parfaitement répétable dans son oubli et toujours acceptable dans son résultat.

De retour à New York, Lawrence Weiner essaie « de communiquer ce désintérêt pour l’objet irremplaçable pour ne plus (s)’occuper que de l’idée de la peinture en tant que telle. » Il peint des mires de télévision. C’est-à-dire une image sans autre intérêt que le simple signal télévisuel. L’image qu’il y a quand il n’y a pas d’images. Le traitement pictural est volontairement très varié, sans aucune constante de formats, de matières ou de traitement du motif. Il déclare : « Je passai donc trois ou quatre ans à peindre des toiles qui, à mon sens, n’étaient pas des objets irremplaçables, mais la simple représentation de ce que devait être une peinture. » En 1964 il expose pour la première fois ses peintures chez Seth Siegelaub à New York. Toutes les Propeller paintings sont au même prix c’est-à-dire déclarées équivalentes. Mais cette présentation est une catastrophe. Malgré le prix unique, malgré la grande diversité des techniques et des formats, malgré un motif sans intérêt, Lawrence Weiner est toujours confronté au fait qu’il ne fait que peindre. C’est-à-dire qu’il ne fait que produire des objets uniques (parce que différents) et satisfaisants (puisqu’exposés).

Pour dépasser cet échec Lawrence Weiner va mettre en place un protocole : les Removals. « Pour faire un tableau à partir d’une toile, il me suffisait de prendre un rectangle, d’enlever un rectangle de cette toile, de préférence dans le coin, parce que cela semblait la façon la plus commode de procéder, de la passer pendant un certain temps à la bombe de peinture, puis de lui apposer une bande en haut et une autre en bas. (…) Je demandais au destinataire de l’œuvre de choisir la couleur, la taille, les dimensions du rectangle découpé, car cela n’avait pas vraiment d’importance. »

Avec ce protocole les rôles sont clairs : Lawrence Weiner laisse au destinataire le soin de choisir toutes les particularités d’une œuvre unique, alors que lui-même reste l’auteur d’une structure qui permet la création d’objets dont il ne maîtrise plus les détails.

C’est à cette période qu’il est invité à participer à une exposition collective au Windham College. Il y présente Stakes, Twine, Turf, une sculpture faite de piquets et de ficelle. Furieux de ne rien comprendre et gênés par la sculpture les étudiants coupent les fils qui relient les piquets entre eux. Mais Lawrence Weiner ne considère pas la pièce comme détruite. Pour lui ce n’est pas un in-situ et la pièce peut être refaite partout où il y a un terrain plat. Par contre la réaction des étudiants le renvoie à son attitude “fasciste” d’artiste imposant tout. En donnant (des années après) à l’énoncé « UNE SÉRIE DE PIQUETS PLANTÉS DANS LE SOL À INTERVALLES RÉGULIERS POUR FORMER UN RECTANGLE UNE FICELLE TENDUE DE PIQUET EN PIQUET POUR DÉLIMITER UNE GRILLE UN RECTANGLE RETRANCHÉ DE CE RECTANGLE » le numéro 001 de son catalogue raisonné, Lawrence Weiner le désigne comme l’événement déterminant d’une décision sur laquelle il ne reviendra plus. C’est en effet à partir de cet événement qu’il choisit de ne plus obligatoirement construire les pièces et de laisser ce choix au récepteur, c’est-à-dire de toujours se mettre dans une situation de dialogue similaire à celle des Removals.

Reste à ériger la structure capable d’organiser ce partage des rôles. Le premier élément de cette structure c’est l’énoncé qui peut traduire toute œuvre picturale ou sculpturale. Le second élément c’est la déclaration d’intention générale :

« 1. L’artiste peut construire la pièce
2. La pièce peut-être fabriquée
3. La pièce peut ne pas être réalisée.

Chacune de ces possibilités étant égale et en accord avec l’intention de l’artiste, le choix d’une des conditions relève du récepteur au moment de la réception. »

Cette déclaration ordonne les responsabilités. Elle structure concrètement un échange où chacun a son rôle et où le destinataire peut prendre la part généralement considérée comme preuve de l’activité artistique à savoir la forme, sa conception et sa mise en œuvre. Cette forme est toujours libre. La déclaration n’en fournit aucun modèle esthétique. Elle ne fait que définir la structure et les positions de chacun. Toutes les réalisations ne sont pas équivalentes mais elles sont toutes acceptables par principe. Elles se matérialisent différemment selon les contextes, les acteurs ou les évènements, mais elles sont toujours les réactualisations possibles de choses déjà faites, invisibles mais décrites par l’énoncé.

Entre 69 et 72 Lawrence Weiner expose indifféremment les énoncés ou les réalisations de ces mêmes énoncés accompagnés de la déclaration d’intention générale. Ces présentations sont généralement peu spectaculaires. En 1970 le collectionneur Giuseppe Panza, qui a acheté plusieurs énoncés à Weiner, veut accrocher les œuvres de sa collection dans sa villa de Varese. Il propose donc à Lawrence Weiner de peindre ses énoncés directement au mur. Weiner, fidèle à son principe de liberté du destinataire, accepte la proposition. Mieux que ça, il la fait sienne et expose son premier énoncé peint (par des professionnels) sur les murs de la galerie Toselli à Milan en 1972. Peu à peu la peinture murale va devenir chez Weiner la forme dominante de présentation du texte dans le contexte de l’exposition. C’est pour lui la plus satisfaisante. D’une part parce que la retranscription murale est manifestement liée à un espace, à une demande, à un contexte. D’autre part parce que la variété des mises en scène (qui répond à la variété des espaces à investir) et l’aspect éphémère des interventions accentuent le caractère contingent des différentes mises en formes et invalident du même coup l’idée d’une présentation idéale ou définitive (comme avec les peintures d’hélices). Enfin parce qu’avec la retranscription murale on reste dans les mots, on reste dans le langage.

Avec les Peintures d’hélice, le récepteur pouvait penser qu’il était en face d’une œuvre et non pas en face d’une de ses figurations possibles. Lorsque Weiner expose le texte d’un énoncé il cherche à lever l’ambiguïté qui verrait dans une construction de l’œuvre, l’œuvre elle-même et non pas une de ses matérialisations possibles.

Aucune forme, aucune matérialisation n’est l’œuvre d’art totalement. Il est important qu’il n’y ait pas de forme fixe, qu’il n’y ait pas d’objet. L’objet peut toujours être l’objet d’un culte (le culte de l’original) et il peut toujours être réquisitionné. L’énoncé (qui reste la seule chose qui ne change jamais) contient tout ce qu’il y a à transmettre, les mises en formes de cette transmission étant toujours renouvelables. Le langage est, d’un strict point de vue pratique, la seule matérialisation qui permette toutes les autres matérialisations. Ainsi l’œuvre transmise par le langage est plus appropriable puisqu’ici le langage désigne toujours autre chose que lui même.

Mais les énoncés ne sont ni des ordres, ni des conseils, encore moins des poèmes. Toutes les choses décrites par Lawrence Weiner ont déjà été réalisées. L’utilisation des articles indéfinis et de la voix passive indiquent clairement que la pièce a déjà été faite et que par conséquent elle peut être refaite. Que son énonciation n’est pas une fiction. Les termes sont généraux et comme le note très justement Jean-Marc Poinsot : “Cette généralité est aussi la qualité qui permet à ces énoncés d’être confiés à ceux qui les lisent pour qu’ils assurent la responsabilité d’en rester à la lecture ou de pourvoir à leur matérialisation.” Ainsi lorsqu’ils sont spécifiques les énoncés désignent toujours des objets standards. Et lorsqu’ils sont généraux les énoncés mettent en jeu des objets ou des actions ordinaires, si bien qu’on peut souvent voir dans des choses ou dans les gestes de tous les jours des matérialisations possibles des énoncés. Ainsi le spectateur est toujours dans une position où il peut construire mentalement et surtout concrètement l’énoncé. L’erreur, quand on lit une pièce de Lawrence Weiner, consiste à chercher une forme originale (ou originelle) de l’énoncé. C’est-à-dire à reconstituer la position dominante de l’artiste, alors que tout le travail de Weiner vise l’abolition de cette position en rendant la forme toujours commune et accessible par l’utilisation du langage.

L’énoncé est un travail de traduction : en plus du travail de réalisation, Lawrence Weiner fait aussi ce travail de passage d’une langue incompréhensible à une langue commune où les enjeux de sa sculpture peuvent être clairement énoncés. Ce choix, comme il le dit lui-même, est un choix politique : « Je préfère la langue, c’est une question politique, pas une question esthétique. »

Parce que le langage est une chose déjà partagée, parce que le langage autorise une réactualisation toujours possible, parce que Lawrence Weiner garde toujours une autorisation de publication des énoncés même lorsqu’ils sont vendus, parce qu’une grande partie de ces mêmes énoncés fait partie du domaine public, parce qu’il suffit de se souvenir d’un énoncé pour en être propriétaire, parce que le langage permet la diffusion du travail tout en interdisant sa réquisition par l’objet, parce que l’œuvre reste un objet commun, c’est-à-dire rendu commun, parce qu’enfin le langage est concrètement le meilleur matériau pour exposer sa sculpture, « l’art conceptuel n’existe pas. »

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