Cher Félix,
il paraît qu’ici les lettres arrivent toujours à leur destinataire, j’en profite donc pour t’adresser celle-ci avec la certitude qu’elle t’arrivera. En plus j’ai toujours aimé parler aux morts. Ça tombe bien.
Nous ne nous connaissons pas. Nous ne nous sommes même jamais rencontré. Ou alors il faut penser avec Gilles Deleuze que nous ne rencontrons jamais les personnes, mais que nous rencontrons des objets. Personnellement je serais plutôt de l’avis de Deleuze. Surtout avec l’art. Avec l’art c’est même plus que sûr, nous ne rencontrons que des objets. C’est d’ailleurs tout ce que nous pouvons attendre de l’art : faire de belles rencontres avec des objets.
Je dois dire qu’avec toi je n’ai jamais été déçu.
La première fois que j’ai rencontré ton travail, c’était à Paris. C’était ta rétrospective au Musée d’art moderne de la ville de Paris. Tu venais de mourir. Il y avait une drôle d’ambiance. Lourde et légère à la fois. Tout y était très délicat. Les gestes, les gens, les paroles. Comme quand on va visiter quelqu’un qu’on ne veut pas déranger. Une vraie claque.
Je ne connaissais pas grand-chose à ton travail. Les quelques reproductions que j’avais vues dans les magazines ne m’avaient jamais intéressé. Tout découvrir d’un coup fut un vrai bonheur.
Je ne suis pas dans la salle où est exposé « Sans titre » (placebo-paysage pour Roni). Ça n’était pas le bon endroit. Ni pour lire ta lettre, ni pour l’écrire. Il y a des lieux et des temps pour tout. Des lieux (et des temps) pour regarder des œuvres, et d’autres pour en parler. J’ai l’intuition que ça ne peut pas être les mêmes. Parfois ça peut être utile quand on veut parler d’une peinture à un ami d’être en face du tableau que l’on commente : pour montrer des choses, des détails. Là j’ai juste pris quelques bonbons et je suis venu me réfugier dans la bibliothèque.
Expliquer une œuvre c’est toujours un problème. Pas un problème de compréhension, mais un problème de regard. Lorsque j’ai su que j’allais t’écrire cette lettre, je suis revenu voir ta sculpture. Je suis resté longtemps assis sur le rebord de la fenêtre à simplement regarder ton tapis de bonbons briller sous la lumière. C’était la quatrième fois que je venais. C’était toujours aussi extraordinaire. Je n’aurais pas du tout aimé que quelqu’un vienne me dire quoi que ce soit à ce moment là.
Je crois que ça n’est jamais très heureux d’avoir dans la même salle une œuvre et son explication ou sa notice au mur. Ici heureusement c’est mieux fait que ça.
Voir et comprendre ça n’est pas la même chose. Ça n’est pas le même plaisir. Pas la même façon de regarder. Voilà pourquoi j’ai toujours l’impression que ces deux temps sont incompatibles et que c’est toujours une erreur de les confondre.
Mais parlons de toi.
Ce qui est magnifique ici, à la Panacée, c’est l’évidence de ta pièce. Tu nous donnes à voir une sculpture (brillante, luxueuse, pétillante) et tu nous donnes des bonbons. Pour de vrai. On peut donc regarder ta pièce et la déguster en même temps. Une sculpture qu’on peut voir, toucher, prendre et manger.
« Sans titre » (placebo- paysage pour Roni) est belle et muette comme une évidence.
On pourrait donc s’en tenir à ça. C’est déjà tellement exceptionnel. Mais on peut aussi prendre le temps d’essayer d’y comprendre quelque chose.
Tu n’as pas fait que des tas de bonbons. Loin de là. Même si ta vie a été courte. Tu es né le 26 novembre 1957, tu meurs du SIDA le 9 janvier 1996. Tu n’as même pas quarante ans.
Tu n’as pas eu beaucoup de temps pour ton travail non plus. Neuf ans !
Si j’ai bien compté ton œuvre tient en une douzaine de gestes : les montages photographiques et les c-prints à partir de 1986, les photostats, les puzzles et les horloges à partir de 1987, les piles de posters et les Travaux de sang à partir de 1988, les rideaux, les affiches et les portraits à partir de 1989, les tas de bonbons (comme celui qui est à côté) à partir de 1990, les miroirs, les guirlandes d’ampoules et les rideaux de perles à partir de 1991.
Tous tes travaux, à part tes collages photographiques sur des objets et tes Travaux de sang, sont des reproductions. Radicalement. Soit parce que ce sont des multiples que tu fais éditer, soit parce que ce sont des objets industriels déjà tout fait. Cette simple caractéristique fait de ton œuvre une œuvre presqu’entièrement reproductible. Et c’est grâce à ça que tu peux la distribuer au-delà des propriétés privées qui la protègent.
Une de tes premières photographies c’est « Sans titre » (Wall Street). Elle date de 1986. C’est une photographie en noir et blanc sobrement encadrée. Mais tu es plus précis que ça dans ton catalogue raisonné. Tu dis, c’est un c-print. C’est-à-dire le tirage le plus industriel et le plus ordinaire qui soit. Ton travail ne commence donc pas avec une photographie dite artistique (celle qu’on soigne et qu’on fait tirer chez un tireur professionnel), ton travail commence avec une photographie ordinaire développée dans le laboratoire du coin. Ce détail (mais avec toi les détails comptent) est sans doute ta façon de dire que nous ne sommes pas dans le registre de la photographie artistique et dans ce qu’elle peut avoir de précieux, mais que nous sommes dans ce que Walter Benjamin appelle le reproductible.
Ton choix technique est un choix photographique. Ce qui semble t’intéresser, plus que la photographie, c’est l’image. C’est-à-dire une photographie qui vaut plus par sa capacité à être reproduite que par son attachement à un support et à un statut.
C’est pour ça que j’aime beaucoup tes puzzles. Entre 1987 et 1992, tu en as fait soixante quatre différents, soixante quatre c-prints qui, au lieu d’être tirés et encadrés, sont façonnés sous la forme de puzzles. Quand tu les exposes, ils sont simplement épinglés au mur dans leur emballage plastique.
Ce sont des vrais puzzles. Je ne sais pas si les gens jouent avec. Ils devraient. Un puzzle ce n’est pas une photo, c’est un jeu. Il faut jouer avec, vivre avec. Si on veut en jouir vraiment, il faut vraiment jouer (et risquer d’en perdre une pièce).
C’est toi qui disais : « il est beaucoup plus facile et moins risqué pour un artiste d’encadrer simplement quelque chose. (…) Il y a un sens à accrocher au mur une photographie noir et blanc sous plexiglas. Personne ne peut y toucher. »
Un puzzle, ça se touche.
C’est un des miracles de la reproductibilité technique : elle « permet (…) de rapprocher l’œuvre du récepteur. » comme disait Benjamin. Ça, tu l’as compris comme personne. Jusqu’à toi la photo est intouchable, comme tu dis. Avec tes puzzles, c’est le contraire : on peut littéralement la toucher, la mettre en pièces, et la reconstruire ou pas. C’est un peu comme tes mugs ou tes assiettes. Des objets de tous les jours. Mais les puzzles sont plus efficaces. C’est peut-être pour ça que tu en as fait autant alors que tu as très vite arrêté de bricoler de la vaisselle. Tes puzzles sont vraiment dérisoires, faibles, sans prétentions. Et ils ont l’avantage d’être industriels. Si tu t’appliques à coller des images sur des mugs, et des assiettes, ou parfois même à les mettre en bouteille, en revanche tu demandes simplement au labo à côté de chez toi d’imprimer les photos sur puzzles. Je vois dans ce geste ta volonté de ne pas apparaître comme un artiste qui fabrique des œuvres, mais plutôt comme quelqu’un d’ordinaire qui va chez le photographe du coin.
A la fin des années quatre-vingt, tu faisais la plonge dans les restos. Quand tu rentrais chez toi, tu t’abrutissais copieusement devant la télé avant d’aller dormir. Tu zappais de chaîne en chaîne et, c’est toi qui le dis : « Tout se mélangeait en une même absurdité fondamentale. » C’est pourtant avec cette matière absurde que tu vas faire ton premier photostat. C’est une sorte d’écran noir avec en pied de page, comme pour le sous-titre d’un film, la suite : « Bitburg Cemetery 1985 Walkman 1979 Cape Town 1985 Water-proof mascara 1971 Personnal computer 1981 TLC »
C’est comme à la télé. Les choses les plus incompatibles s’y succèdent et s’y côtoient : l’invention du Walkman, la visite de Ronald Reagan au Cimetière de Bitburg en 1985, où il se recueille sur les tombes de 48 Waffen-SS, l’invention de l’ordinateur personnel ou du mascara résistant à l’eau. Cette collision, dont l’hétérogénéité n’a d’égal que l’obscénité des côtoiements qu’elle provoque, est littéralement incompréhensible. Elle le reste.
En étant une légende sans images le photostat renforce l’absurdité de cette situation où la multiplication des images les rend incompréhensibles. Confrontée à sa propre prolifération, puis à sa surabondance, l’image n’est lisible que par le commentaire qui l’accompagne. N’est-ce pas benjamin qui disait que la légende allait devenir l’élément essentiel du cliché ?
Avec tes photostats, il n’y a plus que la légende et elle est si courte, si allusive, qu’elle ne résonne parfois que faiblement sur nos maigres souvenirs télévisuels.
Techniquement, le photostat ce n’est pas vraiment de la photo. C’est plutôt un mode de reproduction utilisé par les graphistes ou par les architectes. Comme le c-print, c’est un procédé industriel. Pas du tout un procédé artistique. Toi tu veux en faire des œuvres. Et contrairement aux puzzles, tu les encadres. Une façon de dire : « regardez-moi je suis une œuvre ». Mais plus que la forme traditionnelle de présentation de la photographie (le cadre), je ne peux pas m’empêcher de voir dans ton utilisation du photostat et du texte blanc sur noir ta copie de Joseph Kosuth. Ton hommage et ta ruse. Tu aimais beaucoup Kosuth et tu as donc repris exactement la même technique que lui, mais surtout tu en as fait ton masque, ton déguisement. C’est ça ta stratégie générale. La stratégie du « drag », du travesti comme tu dis. La stratégie de l’espion qui veut passer inaperçu, celui « qui ressemble à autre chose. » Avoir l’air d’être neutre comme une œuvre conceptuelle et en profiter pour dire tout autre chose.
Comme toi j’aime beaucoup Benjamin. Tu t’en sers souvent. Je ne sais pas ce que tu en penses, mais certains textes sont pour moi comme des outils. Soit pour leur pouvoir d’évocation ou de convocation (je pense à Deleuze et à son vocabulaire prodigieux : les calques, les cartes, les rhizomes, les plis), soit pour la fulgurance qui parcourt leurs pages et qui fait qu’après on ne pense plus de la même façon. Dans le petit texte de Benjamin sur la reproductibilité technique c’est prodigieux. Il y en a à toutes les pages. Je pense souvent à toi quand le relis ça : « On jouit, sans le critiquer, de ce qui est conventionnel. » Toute ta stratégie est là. Etre conventionnel, avoir l’air conventionnel, pour dire ce que tu as à dire y compris à ceux qui ne veulent pas t’écouter.
Je me souviens très bien de ce grand panneau où était écrit : « People With AIDS Coalition 1985 Police Harassment 1969 Oscar Wilde 1895 Supreme Court 1986 Harvey Milk 1977 March on Washington 1987 Stonewall Rebellion 1969 ». C’était un grand panneau publicitaire que tu avais loué avec ta bourse de la Fondation pour l’Art Public. Le panneau publicitaire était à Sheridan Square, New-York, près du bar le Stonewall. C’était la gay-pride de 1989. Évidemment je n’y étais pas. Mais je me souviens de la photo sur la couverture d’art-press et des interviews et des témoignages que j’avais pu lire.
Le panneau était une sorte de grand photostat et si on détaille son tenu, ça donne : « People With AIDS Coalition », pour AIDeS l’association de lutte contre le sida. « Police Harassment 1969 » et « Stonewall Rebellion 1969 », pour la rébellion des clients gays du Stonewall Inn qui en ont plus que marre des violences policières systématique. Cette rébellion marque le début de l’émancipation des homosexuels aux États-Unis et elle est célébrée chaque année par la Gay Pride. « Oscar Wilde 1895 », pour sa condamnation et son emprisonnement pour homosexualité en 1895. « Supreme Court 1986 », pour la décision de la Cour Suprême des États-Unis qui autorise États à punir « les relations sexuelles déviantes avec un individu du même sexe ». « Harvey Milk 1977 », pour l’assassinat d’Harvey Milk élu en 1977 et tué en 1978 parce qu’homo. « March on Washington 1987 », pour la plus grande manifestation gay des États-Unis pour la reconnaissance des droits des homosexuels et contre les lois de discrimination adoptés par les républicains. Tout ça tu le connais par cœur et la foule de la gay-pride.
De ta stratégie tu dis toi-même : « L’argent et le capitalisme sont des pouvoirs qui ne sont pas prêts de tomber, du moins pour le moment. C’est au sein de ces structures que des changements peuvent et doivent intervenir. Mon adhésion est une stratégie liée à mon rejet initial. » Dans ton cas, il me semble que ton adhésion est aussi une adhésion aux formes déjà admises de l’art. Le monde de l’art c’est ton monde, ta culture, ta formation. Tu l’appelles même ta « tranchée ». Le lieu d’où tu pourras aussi toucher la rue. Utiliser la bourse d’aide à la création qu’on t’avait donnée pour t’adresser directement à la rue c’était génial. Tout le monde dans le défilé l’a vu. Et tout le monde a compris, même ceux qui ne connaissaient rien ni à l’art, ni à ton travail. Tout le monde applaudissait en passant sous le panneau !
Comme tu dis souvent : tu ne fais pas de l’art en public tu fais de « l’art pour le public. »
C’est pour ça qu’après ce premier panneau publicitaire tu en feras une douzaine d’autres. Ce sont essentiellement des photographies reproduites en quatre par trois sous forme d’affiches sérigraphiées. Celui dont tout le monde se souvient c’est ce panneau que tu avais fait pour le MoMA en 1992. Tu étais invité à faire une exposition dans le musée. Tu étais allé voir les salles. Tu les avais trouvés très belles, trop belles. Tu avais alors proposé de faire ton exposition dehors. Vingt-quatre panneaux publicitaires dans New York avec comme seule image un lit défait. Ton lit. Celui de Ross. Votre lit au lendemain de votre dernière nuit. Il venait de mourir. Il ne restait que la trace de vos deux têtes dans les coussins défaits. Tu avais rencontré Ross au BoyBar pendant l’été 1983. Tu l’as aimé jusqu’à sa mort en 1991. C’est cette dernière photo de sa dernière trace que tu as voulu afficher dans une salle du MoMA et dans les rues de New York.
Une image silencieuse. Tranquille. Une image en noir et blanc, imprimée plein cadre, « sans titre » et sans légende. Tout le contraire de la photo publicitaire et sa surenchère de sens. Une image muette. Pour le passant, c’est sans doute sa principale qualité : une image simplement belle et silencieuse.
Evidemment pour toi c’est beaucoup plus que ça, une espèce d’au-revoir. Et en même temps un beau pavé dans la marre : ta façon à toi de dénoncer les lois anti-homosexuelles de 1986.
Tu as pris l’image la plus intime possible et tu l’as rendue ostensiblement publique.
Personne ne peut rien contre ton image. Elle a l’air si inoffensive. Evidemment elle ne l’est pas. Elle est in-censurable. Elle te permet de parler, et de dire tout le mal que tu penses de la Cour Suprême et de ses lois contre l’homosexualité. Tu aurais pu comme d’autres photographier deux mecs en train de se faire une pipe, mais tu sais trop qu’une telle provocation ne donne lieu qu’à une censure stupide et que du même coup la censure déplace la question. Elle escamote la question du droit à vivre sa vie en la remplaçant par la question du droit d’expression. Ce n’est pas la même question.
Tu le sais comme moi, l’évolution du musée fait qu’aujourd’hui exposer à l’extérieur du musée, même quant c’est lui qui t’invite, c’est possible. C’est ce que tu as fait au Moma. Pas de problème. Par contre proposer à un collectionneur privé d’exposer la photo qu’il vient d’acheter dans la rue pour pouvoir la voir, c’est carrément gonflé.
C’est pourtant ce que tu fais : tout collectionneur privé qui t’achète une photo a le droit de garder ta photo pour lui, mais surtout tu lui demandes (par contrat) de l’exposer dans l’espace public. Pour voir ce qu’il a acheté, il doit reproduire l’image sur un panneau d’affichage public, ou s’il n’a pas d’argent en faire une photocopie et la scotcher sur un poteau, peu importe. L’important c’est que l’image soit dans l’espace public, même si elle est privée.
Même reproduite, l’œuvre reste unique. Unique et multiple, publique et privée à la fois. Je ne crois pas qu’on puisse faire mieux.
Soixante ans après Benjamin tu es un des rares artistes à accomplir la révolution d’une œuvre d’art unique basée sur la reproduction. Pourtant quand Benjamin le dit en 1931 ça a l’air tellement évident : « Tout change (…) si de la photographie en tant qu’art on passe à l’art en tant que photographie. » C’est limpide. La photographie apporte la multitude à l’objet d’art unique, et tout le monde (ou presque) continue comme si de rien n’était.
Tout le monde sauf toi (et quelques autres, trop rares).
Tu n’as pas fait que des affiches, il y a aussi tes piles de posters et tes bonbons. D’ailleurs, pour tout le monde tu es l’artiste qui fait des piles de posters et des tas de bonbons.
Pour toi la reproductibilité est aussi une histoire physique. Une histoire de plaisir physique et de perte. Prendre un bonbon dans « Sans titre » (Placébo-Paysage pour Roni), et s’en régaler, ça a l’air d’être anodin. Le tas est si gros. Il faut être venu au début de l’exposition et repasser aujourd’hui pour se rendre compte que le tas a beaucoup diminué. Chaque spectateur, même de façon infime, provoque la fin de la sculpture. Bien sûr c’est une métaphore de l’épuisement des corps, du dépérissement dû à la maladie, puis de la disparition, et de la mort annoncée, mais c’est aussi le refus de voir tout ça disparaître. Si chaque spectateur, en prenant un bonbon, provoque la dégradation de la sculpture, il la sauve aussi dans le même temps en se l’appropriant et en la dispersant indéfiniment.
Et puis, on ne le dit pas assez, mais prendre, donner, recevoir, c’est toujours une fête. 544 kilos de bonbons ! 544 plus les 70 kilos de réserve.
Avec cette gigantesque distribution c’est encore la question du public et de la destination de ton travail qui t’anime. Tes piles sont des sculptures publiques, à la fois plus discrètes et plus énormes que toutes les statues en bronze ou en pierre qui encombrent nos villes. Leur énormité ne vient pas de leur encombrement spatial, elle vient des milliers de feuilles, de livres et de bonbons qui se dispersent. Tes feuilles, tes livres et tes bonbons, vont partout. Chez tout le monde. Chez chacun. Et ta légèreté ne nous encombre pas.
Chaque pile est une œuvre d’art publique, une œuvre pour le public. Encore une fois. Mais elle n’occupe pas l’espace public, elle va se réfugier chez les glaneurs et les glaneuses qui parcourent tes expositions. Une œuvre en copropriété en quelque sorte, où chacun a un rôle précis et délicat : entretenir ou disperser. Une œuvre où chacun est utile dans la chaine de propagation et de maintien de la sculpture. Dans un geste double, tu invites chaque spectateur à prendre quelque chose s’il le désire, et chaque propriétaire à mettre ce qui est à lui à la disposition des autres, et à maintenir, dans un même temps, la continuité du don et l’état « idéal » de la sculpture (s’il le veut bien).
C’est tellement simple, tellement efficace et tellement généreux.
Le tas est là. Il brille. Il est magnifique. Qui en veut, en prend. Il n’est pas adressé. Personne n’est obligé. Il n’y a rien à accepter, ni à rendre. Le tas est simplement disponible et gratuit. Chacun est libre d’aimer ton travail ou de juste aimer les bonbons. Tu ne lui demandes rien. Juste de prendre soin de ce qu’il aime. Qu’il y voit de l’art ou pas. Tu essaies de le séduire. Tu as besoin de lui. La beauté et la générosité font ta force.
Tu sais à qui tu t’adresses. Aux gourmands bien-sûr et aux amateurs d’art. Tu les dragues. Comme avec le photostat, tu reprends à ton compte des formes artistiques historiquement et esthétiquement acceptées : pour les bonbons, par exemple, tu reprends les arrangements de Richard Long ou de Joseph Beuys. Et puis il y a le soin que tu prends à choisir les bonbons, leur goût, leur emballage. Tu dois séduire. Tu en as tellement besoin. Tu le dis d’ailleurs : « Sans public, ces œuvres ne sont rien. J’ai besoin du public pour achever mon travail. Je demande au public de m’aider, de prendre certaines responsabilités, de s’intégrer à mon travail, de participer. »
Avec tes collectionneurs, c’est pareil. Ton travail n’existe que s’il intéresse quelqu’un. Quelqu’un qui a envie de le faire exister, de le faire vivre. Tu ne peux donc pas considérer tes collectionneurs comme des clients. Ce ne sont pas des clients. Tu ne leurs vends pas vraiment une sculpture, tu la leurs confies. C’est eux qui devront en prendre soin. Littéralement. Physiquement. C’est eux qui la diffuseront et la maintiendront dans son état idéal, ou pas. Qui feront attention à son état de forme. C’est eux qui choisiront comment présenter un tas de bonbon ou une guirlande. Eux qui rachèteront des bonbons, changeront les ampoules, remonteront les horloges.
Cette façon de faire te donne un avantage. En fait, tu es immortel. Il y a tant d’objets morts qui nous entourent, c’est à dire des objets qui ne sont investis d’aucune vie. Ça ne t’arrivera pas.
Ton œuvre ne peut être que vivante ou alors elle n’est pas. Pas du tout.
Voilà, ma lettre est bientôt finie. Avant de te quitter, je voulais aussi te dire merci. Grâce à toi nous savons qu’un tel travail est possible.
C’est comme l’avion d’Howard Zinn. Tu sais, Howard Zinn utilise souvent cette métaphore du premier vol aérien (qui ne dura que soixante secondes) pour parler de la possibilité de la révolution. Si un avion a pu voler soixante secondes, alors il ne fait aucun doute qu’un jour il pourra voler pendant dix heures. Même s’il n’est pas la révolution attendue, il est l’affirmation et la preuve de sa possibilité. Toi aussi tu es cette preuve.
Merci.