Le propre de toute technique nouvelle est de permettre des objets qui sans elle étaient impensables.
Le photocopiage fait naître le livre.
Je fais ce qu’on appelle des livres d’artistes depuis 1981, année où j’ai découvert la photocopie. Cette technique a ses caractéristiques, ses contraintes : il faut imprimer en noir et blanc, sans nuances de gris, avec des marges importantes, des calages approximatifs et dans des quantités ne dépassant pas les cinq cents exemplaires. C’est donc avec cette machine grossière que j’ai imaginé et réalisé mes premiers livres. Il était évident que la reproduction y serait brutale. J’ai donc retravaillé les originaux pour les adapter à la photocopie. Ainsi la photocopie gardait toutes ses qualités. Ainsi chaque objet photocopié, chaque feuille, chaque livre, avait le fini d’un objet « original » tout en étant reproduit à plusieurs centaines d’exemplaires. La photocopie de chaque dessin devenait un objet entièrement nouveau valant pour lui-même. Un dessin-photocopie. Un objet en plus. Autre chose.
Éditer à l’infini des exemplaires uniques.
Le développement des ordinateurs individuels, des scanners et des imprimantes de bureau a permis une autre approche de l’objet imprimé : s’il est logique avec l’offset d’imprimer mille exemplaires du même original, d’en faire cent ou deux cents avec un photocopieur, il est tout aussi logique d’en imprimer un seul avec une imprimante individuelle. C’est avec cette logique élémentaire que j’ai commencé le 1er janvier 2002 à faire des « livres minces » en tirage unique : une simple feuille bristol, imprimée recto verso et pliée en deux, le recto devenant couverture et le verso contenu. Un livre, un pli.
Bien sûr, à nouvel objet, nouvelle diffusion. Pendant toute l’année 2002, j’imprimais un livre par jour et je l’envoyais gratuitement à un « abonné ».
C’est avec cette édition augmentée quotidiennement que j’ai réalisé Paysage (détails) (plus de 300 livres uniques diffusés) et Choses vues (à ce jour plus de 800 livres uniques diffusés). Cette procédure a comme avantage de relancer la question du lien entre valeur et reproductibilité : quoi de plus étrange qu’un objet d’art, d’esthétique industriel, potentiellement reproductible à l’infini, volontairement imprimé puis diffusé à un seul exemplaire, le tout gratuitement ? Voilà précisément une question que le numérique (après la photographie) repose à l’art : pourquoi continuer à imposer de la rareté là où la technique crée de la disponibilité ? dans quels buts ? à quels profits ?
Faire des livres c’est facile, mais c’est fatigant.
En effet, à partir du moment où un livre (ou autre chose) devient un fichier numérique, tout support est apte à le diffuser. S’il est moins cher de graver un CD que d’imprimer ce qui s’y trouve, pourquoi dès lors ne pas laisser à chaque destinataire le soin d’en imprimer le contenu ?
C’est avec cette simple idée que j’ai diffusé mes premiers CD imprimables en 2003. Chaque CD contenait une image dont l’utilisation restait libre. On pouvait (et on peut encore) tout faire avec sauf la vendre.
D’une façon un peu différente c’est aussi ce que j’ai proposé à la Biennale du livre d’artistes de Saint Yrieix-la-Perche en 2004. Tous les livres exposés pouvaient être acquis gratuitement, il suffisait d’en devenir l’éditeur. Le destinataire choisissait son ou ses livres, je lui gravais sur CD les fichiers correspondant et nous signions un contrat d’édition sommaire où il s’engageait à éditer et à diffuser les livres.
Hyper-reproductibilité et disponibilité de l’art
La volonté d’une diffusion encore plus libre et plus incontrôlable m’amène aujourd’hui à vouloir rendre mon travail disponible sur Internet. En effet ce qu’offre le numérique ce n’est pas tant une nouvelle forme d’images ou de sons, qu’une nouvelle capacité à faire circuler des objets. La numérisation d’un objet est surtout un changement radical de son statut : objet unique il devient pure disponibilité. Il ne s’agit donc pas dans ce dernier travail d’utiliser Internet pour faire une vitrine de travaux déjà réalisés, il s’agit d’utiliser les spécificités du numérique et donc de rendre possible une multitude d’appropriations et de concrétisations individuelles (écranisations, impressions, éditions…).
Un livre aujourd’hui ne peut pas se limiter à sa stricte édition (même illimitée), il doit aussi pouvoir prendre toutes les formes que chacun voudra bien lui donner.
Il peut rester un livre. Et c’est tant mieux.
Il peut aussi devenir tout autre chose. Et c’est tant mieux.