Eric Watier : Pourrais-tu nous présenter ton projet pour Entre-deux ?
Eric Watier : TOUT VA BIEN est un projet assez simple. Il s’agissait de mettre en place, sur un pont au-dessus de la nationale 165 entre Nantes et Saint-Nazaire, deux grandes banderoles sur lesquelles était écrit : TOUT VA BIEN. À l’envers bien sûr…
E. W. : Et qu’est-ce que ça veut dire ?
E. W. : A priori ça ressemble à un gag. TOUT VA BIEN écrit la tête en bas, on voit bien, tout de suite, que TOUT ne va si pas bien que ça. Pour moi, c’est aussi une façon de matérialiser la phrase de Guy Debord : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. »
Sinon, plus sérieusement, TOUT VA BIEN à l’envers, c’est à la fois le constat d’une situation non satisfaisante et une invitation à modifier cette situation. Comme chacun sait, tout ce qui a été renversé peut être à nouveau retourné.
E. W. : En quoi, ce projet diffère-t-il de tes préoccupations habituelles ?
E. W. : En fait, ce travail fait suite à toute une série de travaux plus ou moins publics composés de slogans tout bête comme : TOUT VA BIEN, TOUT VA MIEU, RIEN N’VA PLUS, PAS VU PAS PRIS, etc. C’est assez différent de ce que je fais par exemple avec monotone press mais ça fait partie des petites choses que je fais comme ça, pour m’amuser, et qui avec le temps commencent à prendre de la place.
E. W. : Pourrais-tu nous parler de ces autres petites choses, comme tu dis ?
E. W. : La première manifestation concrète de mon intérêt pour l’espace public, c’est une petite publication appelée Domaine public qui a été produite par Medamothi à Montpellier en 1999. Il s’agissait d’une micro revue de huit pages où chaque artiste invité donnait au domaine public l’œuvre reproduite dans la revue.
À part ça, ma première intervention dans un lieu public, c’est une affiche au festival Graphisme dans la rue à Fontenay-sous-bois en 2002. L’affiche reprenait quarante huit énoncés de L’inventaire des destructions. Ce qui m’intéressait le plus à ce moment-là, c’était le côté anti-spectaculaire de cette affiche. Les énoncés y étaient reproduits en corps 12, exactement comme dans le livre. Il fallait donc s’approcher du panneau pour pouvoir les lire. Ce n’est pas du tout une attitude urbaine, pas du tout une attitude de passant. Il fallait prendre son temps et son espace, si on peut dire les choses comme ça.
La troisième action est encore plus discrète. C’est au début de la deuxième Intifada. Je ramassais les pierres que je trouvais par terre quand je marchais en ville et je les mettais simplement au milieu du passage. Ce petit scrupule invisible était pour moi un appel plus que discret à la conscience.
Après, il est sûr qu’internet a pas mal bousculé les frontières de l’espace public. En 2007, j’envoyais Papiers à plus de deux cents abonnés. C’était un ensemble de fichiers .pdf que je postais tout simplement par mail. Les abonnés pouvaient imprimer les fichiers, les afficher, les encadrer, les placarder dans la rue ou les faire suivre à d’autres abonnés qui pouvaient alors en faire tout autant. C’était très amusant. Les gens s’en sont beaucoup servi dans les bureaux, sur les lieux de travail, sur leur voiture, leur balcon, etc… il y a eu du coup un nombre incroyable de lieux plus ou moins publics où l’on pouvait voir les affiches.
La conclusion de tout ça c’est qu’une « présence discrète » est souvent plus efficace qu’une action volontairement visible. Elle est moins sujette à la censure. C’est une présence qui ne joue pas sur le spectaculaire mais sur la discrétion, la dissémination et l’insistance.
Autre exemple amusant et significatif de cet effet viral : en 2002, j’ai été invité par Roberto Martinez et Antonio Gallego à participer à un tract’eur à Vénissieux. Le principe de tract’eur est simple : un certain nombre d’artistes sont réunis pour concevoir et éditer ensemble des tracts. Chaque artiste distribue ensuite son ou ses tracts lors d’une grande distribution collective. Le plus drôle c’est que les tracts (qui représentaient un montage improbable entre les visages de Nicolas Sarkozy et Jean-Marie Le Pen) ont ensuite été réédités par Zédélé à Brest, qu’ils se sont retrouvés dans des manifs anti-FN ou anti-UMP et qu’ils ont même fait la une du Pays de Brest en 2007 !
E. W. : Un projet comme TOUT VA BIEN vient directement de ces .pdf, non ?
E. W. : Oui. TOUT VA BIEN était le premier papier envoyé.
En fait, la première spectacularisation d’un énoncé, c’était pour la bibliothèque de Lyon sur laquelle je voulais écrire, le plus gros possible : TOUT VA MIEU. Une belle faute d’orthographe, pleine d’optimisme, sur une bibliothèque, c’était trop tentant ! Et aux dernières nouvelles, ça devrait peut-être se faire.
E. W. : À quels genres de difficultés as-tu été confronté pour TOUT VA BIEN à Nantes?
E. W. : Le plus difficile, dans un premier temps, ça a été de me limiter à un territoire physique. On a eu pas mal de discussions avec Jacques Rivet et Marie-Laure Viale sur la différence entre lieu public et espace public.
Pour moi, l’important c’est l’espace public. C’est-à-dire les lieux publics, mais aussi l’espace du droit, le domaine public, la conscience commune, la culture, l’écologie des imaginaires, etc.
À Nantes, on a finalement décidé d’investir un lieu public plutôt que l’espace public qui lui se passe très bien de lieux et de circonstances. C’était de toute façon le sens de la résidence : travailler spécifiquement sur un territoire, et plus précisément sur le territoire entre Nantes et Saint-Nazaire.
Après, l’aventure nous a montré à quel point il était difficile d’intervenir dans l’espace public sans autorisation. Nous avons posé les banderoles sur le pont de la départementale 90 au dessus de la nationale 165, au niveau de Malville, le dimanche 20 novembre vers midi. Trois heures plus tard il n’y avait plus rien, les banderoles avaient déjà disparu. Ça en dit long sur la surveillance de l’espace public et sur sa gestion policière.
E. W. : Visiblement l’espace public est un espace peu favorable à l’expression politique ou artistique, quel intérêt lui portes-tu ?
E. W. : Pour moi, l’art est un espace public. Tout le temps. Si on part de ce principe, alors il ne s’agit plus, avec l’art dit public, de mettre encore plus de « public » dans ce qui l’est déjà, mais d’étendre le territoire, de conquérir du territoire.
Sinon, je suis toujours un peu gêné lorsqu’on me demande d’intervenir dans un lieu public. Je ne sais jamais quoi y ajouter. De moi-même, j’aurais plutôt tendance à privilégier les techniques discrètes de diffusion et de prise de parole. Je préfère intervenir autrement, ou ailleurs.
Quand j’y repense, chaque fois que j’ai écrit dans l’espace public de façon un peu spectaculaire, c’est parce que quelqu’un me l’a demandé : Laurent Marissal pour le mur Saint Martin, Christian Debize pour TOUT VA BIEN à Metz, Corinne Gaspari pour PAS VU PAS PRIS à Toulouse, Jacques et Marie-Laure pour Nantes, etc. Du coup j’ai l’impression que l’intervention a plus de légitimité. Elle n’est pas le résultat de mon bon plaisir, mais d’un désir commun, d’une volonté commune. Les autres savent toujours mieux que moi ce que je dois faire. Parce que moi, tout seul, je ne ferais rien ou presque : il y a déjà trop de choses qui envahissent les lieux publics.
E. W. : Dans l’espace public, le spectateur n’est pas préparé à recevoir ce qu’il lui est proposé. Y a t-il des stratégies particulières pour que l’œuvre soit appréhendée ?
E. W. : Il me semble qu’aujourd’hui, le street art a envahi nos rues et l’imaginaire qui allait avec. C’est la rançon du succès ! Ce simple fait remet en cause ce que nous avons l’habitude d’appeler l’art public. Ou en tout cas, cela déplace absolument le regard du passant sur ce type de présences. Aujourd’hui, les formes du street art sont multiples, et elles ont de plus été phagocytées par la publicité dite de « guérilla ». Bref, l’espace public, l’espace de la rue est de moins en moins cet espace d’un étonnement possible. Il est devenu le lieu d’une expression massive illégale en principe, mais souvent tolérée et même consacrée institutionnellement.
Lorsque j’ai été invité à participer à Allotopies à Rennes en 2004, la stratégie était toute autre. Il me semble qu’une des qualités principales de l’allotopie, et de tout autre intervention de ce type, c’est justement son échec probable. Ça peut foirer. Ça a toutes les chances de foirer. Dans mon action avec les pierres, c’était exactement ça qui m’intéressait : l’échec assuré. Qu’est-ce-que ça veut dire un caillou au milieu du trottoir ? Rien. Pour celui qui passe absolument rien. Ça gène un peu. Au mieux on peut taper dedans, buter dessus, ou s’y tordre le pied. En général on ne le verra même pas. Si on est très attentif on pourra peut-être trouver ça bizarre puisqu’il n’ y a pas de pierres en ville (et s’il y en a une qui traîne elle est vite repoussée sur le bord ou dans le caniveau), mais dans tous les cas ce n’est pas très causant un caillou… Et pourtant, ça me fait toujours penser à la Palestine ou à l’Irlande et aux gamins qui jettent des pierres. Ça me fait penser aussi au mot « scrupule » qui désigne précisément cette petite pierre qu’on a dans la chaussure et qui nous embarrasse. Ce n’est pas grand chose et personne n’y verra de message particulier, mais ça tombe bien je ne suis pas Toscani. L’efficacité ne m’intéresse pas. Je ne suis pas là pour ça. J’adore d’ailleurs cette phrase de Robert Filliou où il dit : « j’ai choisi la carrière artistique, (…), parce que je ne veux pas avoir raison. Je ne veux pas avoir l’air d’avoir raison. » C’est exactement de ça dont il est question. Ce caillou n’a aucun sens. Il n’a pas plus de sens que n’importe quel autre caillou que l’on trouve sur sa route. Mais il n’en a pas moins non plus. Il est là. Il a été mis là et on peut le croiser. Par contre il est évident que maintenant, avec cette interview, les choses ne sont plus tout à fait les mêmes. Il y a des gens qui savent qu’un caillou au milieu du passage c’est sûrement le fruit du hasard mais peut-être pas. On a pu l’y mettre, moi ou quelqu’un d’autre. Et ça, ça change tout.
E. W. : Mais les slogans, c’est très spectaculaire, non ?
E. W. : Les slogans, c’est autre chose. Ils essaient juste d’être des slogans.
Bien sûr, ça peut être spectaculaire, mais le plus fascinant avec un slogan (c’est pareil avec un proverbe ou un aphorisme), c’est que – si c’est un bon slogan – il est plus que facile à retenir. Du coup, sitôt dit, il échappe à tout contrôle. Il peut absolument circuler partout, et sous n’importe quelle forme. Spectaculaire ou non.
E. W. : La volonté d’investir l’espace public, modifie-t-elle le statut de l’artiste ?
E. W. : Il me semble que ça devrait être un de nos soucis principaux : comment faire pour qu’un travail soit public, vraiment public. Cette question se pose avant toutes les autres. Dès lors que l’on admet ça comme un des moteurs principaux de tout travail artistique, il faut reformuler la question un peu différemment : que doit-on faire pour qu’un travail artistique soit disponible ? C’est-à-dire pour qu’il ait une existence publique, une existence qui aille au-delà sa simple visibilité. Qu’il autorise une certaine utilisation, une certaine appropriation, qu’il circule, qu’il échappe, qu’il déborde. De ce point de vue les pratiques du copyleft, du domaine public ou de l’abandon du droit d’auteur m’intéressent, parce que justement elles affirment que la circulation de l’œuvre (même au risque de sa perte) est plus importante que sa conservation. Parce qu’elles préfèrent la disponibilité de l’art à sa pénurie organisée. Cette volonté est bien plus répandue que ce que le marché essaie de nous faire croire. Sans entrer dans l’actualité (les histoires de droit d’auteur, de téléchargements libres sur internet et le scandale des majors qui racontent qu’elles défendent les artistes alors que tout leur travail consiste à appauvrir l’offre de façon à obtenir le maximum de profits avec le minimum d’investissements), on peut quand-même remarquer que des artistes ont décidé, à un moment donné, de rendre tout ou partie de leur œuvre disponible. Je pense par exemple aux travaux de Felix Gonzalez-Torres, à certains énoncés de Lawrence Weiner, à Fluxus, à tous les textes des situationnistes et à toutes les actions incontrôlées qui prennent comme territoire les rues, les forêts, les déserts, etc. Cette volonté de conquérir de nouveaux territoires pour qu’existe une parole publique me semble aujourd’hui vitale : l’espace public est un espace menacé. Le décrochage instantané des banderoles au dessus de la nationale en est une preuve de plus.
L’espace public est vraiment un espace menacé. Non seulement physiquement, mais aussi juridiquement et économiquement, mais aussi de façon plus discrète par la démolition régulière de ce qu’on pourrait appeler l’esprit public. C’est-à-dire par une sorte de découragement dans notre envie de vivre ensemble. C’est aussi pour ça qu’il ne faut pas confondre le travail artistique avec un travail publicitaire ou de marketing. Si l’artiste peut avoir pour souci d’être public, c’est-à-dire disponible, en revanche, il ne peut faire aucune concession quant au contenu ou à la forme même de son travail. Toute concession serait une atteinte à sa singularité et par conséquent la perte définitive de son statut de parole. Ça ne serait plus qu’une participation supplémentaire à la destruction généralisée du sens et de la société. Et ça, nous n’en voulons pas.
E. W. : Pourquoi fais-tu une auto-interview ?
E. W. : En fait je déteste écrire. Dès que ça dépasse une ligne ou deux, ça m’épuise. Faire une auto-interview ça n’est pas pareil : ça m’amuse. En faisant une auto-interview, j’ai l’impression de ne pas écrire. J’ai l’impression de parler. De pouvoir tout dire. Comme ça, naturellement, sans me demander toutes les quatre secondes si c’est bien dit ou mal dit. C’est dit. Point. Peu importe si ça a un air narcissique. Pour moi, ce n’est pas un exercice narcissique, c’est juste une technique pour échapper à l’écriture et à l’ennui de l’écriture. Si c’est possible…