faire un livre c’est facile

« Plus c’est facile, plus c’est beau. »
Gil J. Wolman

Je ne sais réfléchir qu’en faisant, c’est-à-dire en posant chaque jour un nouvel objet sur ma table de travail. Il m’aurait été tout à fait impossible d’arriver aux questions exposées dans cet article autrement qu’en faisant les livres que je fais.

Le photocopiage fait naître le livre
Je fais ce qu’on appelle des livres d’artistes depuis le jour où j’ai découvert le photocopieur en 1981.
Fin 1992, Sébastien Morlighem, qui éditait S2l’art ?, me propose de publier un recueil de dessins. Un pavé. Au lieu de perdre mon temps à reclasser tous mes anciens travaux pour les réunir en un volume unique, je propose à Sébastien de faire la publication mensuelle des dessins à venir, un livre de 24 pages chaque mois pendant un an où serait publiée une sélection des dessins faits dans le mois . Les livres sont de format 21 x 13,5 cm, imprimés à 500 exemplaires en photocopie noir et blanc. Pour ce genre d’édition, la photocopie est un outil accessible et très efficace. Mais elle a aussi ses défauts. C’est une machine très grossière, sans nuances. Beaucoup plus brute que l’offset dans la restitution des gris, peu précise dans les calages et gourmande en marges, elle oblige à repenser le lien entre l’original et la copie. Il ne faut pas photocopier un dessin ou une photographie en espérant retrouver l’original, mais photocopier avec l’idée qu’apparaîtra un nouvel objet ayant ses qualités propres. Pour 1993, les contrastes, les bordures, les textures, les échelles et les mises en page de chaque dessin sont donc remaniés afin que l’objet reproduit soit aussi satisfaisant que l’original dont il est issu. Il n’y a aucune perte dans cette opération. Bien au contraire. En plus des dessins originaux, qui de toute façon restent ce qu’ils sont, se développe un autre ensemble de dessins dont la qualité principale est d’être nés par et pour la copie, par et pour la photocopie.
Mais photocopier n’est pas tout. Pour faire un livre, il faut rassembler les pages, les articuler, les relier, leur donner un ordre. Mon idée du livre à l’époque est extrêmement ordinaire : une couverture, avec à l’intérieur des pages agencées dans un ordre déterminé. C’est ce modèle qui est mis en oeuvre avec 1993. Les livres sont imprimés sur papier recyclé ordinaire, la couverture sur un papier recyclé épais, avec nom, titre, date. L’enjeu d’un tel livre, on l’aura compris, n’est pas dans la forme du livre, mais dans la nature reproductible de ce qu’il contient. Le livre photocopié n’est pas un recueil de reproductions, mais un objet différent ayant sa valeur propre dans l’acceptation et dans l’utilisation des médiocres performances du photocopieur. Cette acceptation est aussi l’acceptation d’une perte. La perte de l’original en tant que modèle à retrouver. Ici c’est le modèle qui a été modifié pour devenir conforme à sa reproduction. Cette reproductibilité totale change la valeur du livre. Il n’est plus le support d’un original absent, mais bel et bien un objet artistique ayant ses qualités spécifiques. Un objet reproduit mais singulier, parce que valant toujours pour et par lui-même. C’est cette singularité qui en fait ce que nous appelons un livre d’artiste. Comme le dit Ulises Carrion, les livres d’artistes « n’ont que l’air ordinaire. Ils ne le sont pas » .

 

Choses vues
Sous la neutralité de sa couverture, un livre peut tout contenir : dessins, textes, photos, etc. Il devient alors pour moi le lieu où je peux pointer une réalité impossible à traiter avec les dessins. Écrire est alors le moyen le plus simple d’atteindre cette réalité et le livre le support le plus évident pour diffuser le texte. Après 1993, les premiers livres publiés sont donc des recueils de textes. Des petites descriptions. Choses vues entre Bayonne et Montpellier parle d’architecture, Choses vues en allant à Barcelone et Choses vues à Frontignan-plage décrivent plutôt des objets, des assemblages ou des petits événements spatiaux. Ces événements sont généralement invisibles. Invisibles en tant qu’objets de regard. Il n’y a pas de nouvel objet, mais la volonté d’induire un regard, une certaine qualité de regard. Sans regards le territoire ne serait jamais un paysage et les toiles de Rembrandt seraient, comme chacun sait, de bien mauvaises planches à repasser.
Le choix du texte et la volonté de désigner des choses qui s’apparentent à la sculpture sont aussi une façon de reposer différemment la question de l’original et son lien à la reproduction. C’est cette même question qui travaille l’œuvre de Lawrence Weiner. Les énoncés de Lawrence Weiner sont toujours des traductions textuelles de sculptures ou d’expériences déjà faites. D’une part la déclaration d’intention : « 1. L’ARTISTE PEUT CONSTRUIRE LE TRAVAIL / 2. LE TRAVAIL PEUT ÊTRE FABRIQUÉ / 3. LE TRAVAIL PEUT NE PAS ÊTRE RÉALISÉ / CHAQUE PROPOSITION ÉTANT ÉGALE ET EN ACCORD AVEC L’INTENTION DE L’ARTISTE / LE CHOIX D’UNE DES CONDITIONS DE PRÉSENTATION RELÈVE DU RÉCEPTEUR À L’OCCASION DE LA RÉCEPTION. » . Cette déclaration organise la liberté du récepteur dans le choix de la forme qui doit actualiser l’énoncé : refaire ou faire refaire la sculpture ou la garder dans sa forme textuelle. D’autre part, le choix du texte n’est pas une « dématérialisation », mais l’affirmation du texte comme la meilleure façon d’exposer une sculpture. C’est parce que le texte est une matière que Lawrence Weiner peut dire : « L’art conceptuel n’existe pas. »
Le texte est une matière un peu particulière et ses supports sont illimités. Par le choix du texte, « l’œuvre d’art reproduite devient reproduction d’une œuvre d’art conçue pour être reproductible. »

 

Déjà vu
À partir d’octobre 1996, je commence une série de nouveaux livres . J’y réimprime de l’imprimé, c’est-à-dire des images déjà publiées que je reproduis en les adaptant aux différents formats des livres. L’image n’a pas de forme puisqu’elle n’a pas de format. Elle s’adapte à tous les supports, à toutes les manipulations. Ces manipulations peuvent en déplacer le sens, mais n’atteignent jamais l’image qui investit chaque fois chacun de ses états tout en pouvant devenir autre chose.
Architectures remarquables par exemple reprend des cartes postales de bâtiments quelconques. Ce que vend généralement la carte postale (et le tourisme qu’elle accompagne), c’est l’extraordinaire du paysage ou de l’architecture. Et l’extraordinaire de l’extraordinaire, c’est l’ordinaire, le quelconque, le sans intérêt. Le remarquable dans ces cartes ce ne sont pas les bâtiments (sans qualités), mais leur existence en tant qu’images, c’est-à-dire en tant qu’objets déjà remarqués, photographiés, édités et vendus malgré leur trivialité.
Un horizon reproduit le détail d’une photo de presse. C’est une photo de plage. Rien ne se passe. Que les vacances. Rien à l’horizon. Image même de l’apnée estivale de la presse où rien n’arrive ici ou ailleurs. Dans ce livre l’horizon agrandi n’est plus qu’une trame d’imprimerie très grossière, trop grossière. L’image y est presque illisible. Il faut donc la tenir à bout de bras pour la lire. La remettre à l’horizon en quelque sorte.
Intérieur (un parmi dix) , Paysages avec retard et Sous-paradis exploitent les photographies de petites annonces. Ce sont une fois encore des choses déjà vues et revues, des images déjà fabriquées. La photographie de terrains à vendre est de ce point de vue exemplaire. Il s’agit d’y photographier un paysage, c’est-à-dire une portion de territoire photographiable en tant que paysage parce que déjà perçue comme un objet esthétique, comme un objet de contemplation . Dans les petites annonces, les paysages sont des paysages familiers. Déjà images avant leurs prises de vue, les terrains à vendre sont le lieu où se rencontrent le territoire (à bâtir) et le paysage (à regarder). La photographie doit alors montrer à la fois un terrain plat, c’est-à-dire facile à construire, et le paysage qui s’y voit. Photographié, le paysage est à son tour converti, par sa publication, en marchandise. Ce qui se vend et s’achète par la photographie, c’est un terrain facile et une vue. Devenir propriétaire du terrain, c’est aussi devenir propriétaire de la vue, de ce qui se regarde. La question qui se pose alors est celle de l’appropriation du regard. De sa propriété. D’où la mention « Domaine public » qui accompagne les images publiées dans Paysages avec retards. Cette mention signale certes la volonté de mettre les images elles-mêmes dans le domaine public (c’est-à-dire d’en autoriser l’appropriation, la copie, etc.), mais elle signale surtout l’appartenance des paysages eux-mêmes au domaine public. Ils sont notre domaine public.

 

Potlatch
Mais que faire des livres ? Comment les diffuser ?
Le 22 juin 1954, André-Frank Connord, Mohamed Dahou, Guy-Ernest Debord, Jacques Fillon, Patrick Straram et Gil J. Wolman publient et envoient gratuitement le numéro un de la revue Potlatch à cinquante personnes. Une évidence : il n’y a qu’à faire de même, c’est-à-dire éditer chaque mois un nouveau livre et abonner arbitrairement cinquante personnes. C’est ainsi que je choisis de diffuser Architectures remarquables, Un Intérieur (un parmi dix), Paysages avec retard et Sous-paradis. La photocopie est un outil facile, peu onéreux, parfait pour les petits tirages et la poste fait le reste.
« On sait que Potlatch tirait son titre du nom, chez des Indiens d’Amérique du Nord, d’une forme pré-commerciale de la circulation des biens, fondée sur la réciprocité de cadeaux somptuaires. Les biens non vendables qu’un tel bulletin gratuit peut distribuer, ce sont des désirs et des problèmes inédits ; et seul leur approfondissement par d’autres peut constituer un cadeau en retour. » Mais le potlatch, chez les Indiens, est aussi un dispositif d’humiliation ou de domination envers celui qui contracte, sans l’avoir demandée, une dette. Le donataire est aussi un débiteur . Potlatch, la revue, attend elle aussi “un cadeau en retour”. Elle interpelle, provoque ou défie. L’envoi, même s’il ne demande rien explicitement, suppose une réponse. Reprendre le geste de Potlatch, c’est se remettre délibérément dans la même économie, l’économie du don, mais un peu différemment. En effet, les quinze livres publiés entre 1996 et 2001 comportent tous un papillon de désabonnement. On peut donc se désabonner, c’est-à-dire refuser le don, ce qui est impossible dans le potlatch et dans beaucoup de formes du don . Ce détail est important. Il définit le don en tant que geste libre, gratuit et sans engagement.
Donner est un acte simple : un objet change de main par la décision de son propriétaire, sans que rien ne soit attendu en retour. Comme le dit Bruno Karsenti : « Le don n’est don qu’en tant qu’il n’est pas l’échange, c’est-à-dire en tant qu’il affirme, dans son effectuation même, le refus ou le dédain d’une éventuelle prestation en retour – bref, en tant qu’il se manifeste essentiellement sous la forme d’un acte gratuit. »
Peu onéreux à produire, le livre photocopié permet une nouvelle diffusion et une nouvelle économie : à l’objet d’art unique se substitue un objet multiple, et à l’économie de la rareté et de la marchandise (qui est l’économie ordinaire de l’art) se substitue une économie de l’abondance et du don.

 

Valeur du multiple
Chez Walter Benjamin la “reproductibilité technique” met en jeu deux valeurs distinctes : la valeur d’exposition et la valeur de culte.
On sait que dans la société marchande la reproduction d’un original peut avoir pour effet le renforcement de sa valeur de culte. Répétant l’existence de l’original, une reproduction peut être maintenue dans un état inférieur de soumission à l’original. Par contre, si l’original n’existe plus, toute la valeur se retrouve du côté de sa reproduction (du côté de l’exposition pour reprendre le mot de Benjamin). Réutiliser une image banale (c’est-à-dire peu identifiable dans sa singularité) et déjà reproduite à des milliers d’exemplaires a pour but d’éloigner encore plus de l’original. Comme tout le monde je n’ai pas accès à l’original, je n’ai accès qu’à ses piètres reproductions. Je ne suis pas l’auteur de ces images. Leur banalité les désigne d’ailleurs comme des images anonymes. Des images sans auteur parce que sans style particulier . Ce sont précisément ces images sans valeur artistique reconnue que je prends pour les rééditer à l’infini. Ne limitant pas l’édition, j’invalide encore dans un redoublement leur incapacité à devenir des objets de valeur.
La rareté d’un multiple est arbitraire. Elle vise à la préservation d’un statut de l’objet rendu obsolète par la technique et témoigne de la force de l’habitude qui consiste à voir dans l’unicité la seule garantie de valeur de l’objet d’art et de son statut particulier. Elle prouve aussi la volonté des différents partenaires du marché de l’art de conserver cette situation en l’état.

 

Livres uniques
Le développement des ordinateurs individuels, des scanners et des imprimantes de bureau a permis une autre approche de l’objet imprimé : s’il est logique avec l’offset d’imprimer 10 000 exemplaires du même original, d’en faire 100 ou 500 avec un photocopieur, il est tout aussi normal d’en imprimer un seul avec une imprimante. « À l’inverse de l’imprimerie dans laquelle c’est le premier sorti des presses qui coûte le plus cher, dans l’utilisation de l’imprimante le premier est le moins onéreux, les 10 000 suivants sont très chers à produire. » C’est avec cette logique élémentaire que je commence en 2002 (après cinq années d’essais insatisfaisants) à faire des séries de « livres minces » en tirage unique : une simple feuille bristol, imprimée recto verso et pliée en deux, le recto devenant la couverture et le verso l’intérieur. Un pli, un livre . Quoi de plus facile ?
Le premier janvier je fabrique et j’envoie Paysage (détail 1) à un abonné, le deux janvier Paysage (détail 2) à un autre abonné, et ainsi de suite pendant toute l’année. Chaque paysage (chaque pli) est différent. Mais l’évidence silencieuse du paysage cache des objets et des intérêts extrêmement variés. On peut citer par exemple : des photos de petites annonces, des cartes postales, des images apparaissant sous le terme « paysage » ou « landscape » dans les moteurs de recherche sur Internet, des hors-champs d’architectures célèbres ou encore d’anciens champs de bataille… À quelques exceptions près, toutes ces images, pourtant extrêmement variées, se ressemblent. Bien sûr il n’y a pas de récolement possible. Pourtant si Paysage (détails) est un ouvrage éparpillé, il demeure en même temps uni . Uni par son titre, par sa maquette toujours identique et par son rythme quotidien. Uni, tout simplement parce qu’il s’agit d’un même travail développé sur une année. Cette unité invérifiable, mais réelle, fait aussi écho au paysage compris comme planétaire et inobservable dans son ensemble.
Le pli que chaque abonné possède fait partie d’un tout. Il n’en est pas séparé. Il en est inséparable. Il est l’élément particulier et indissociable d’un livre unique, illimité et nonrecomposable. Et c’est précisément parce que le travail est non recomposable, parce qu’il n’existe que comme dispersion, que chacun de ses plis compte. Cette disposition est une réponse à ce qu’énonce Walter Benjamin quand il dit : « À la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’unicité de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve. » L’unicité est un argument souvent utilisé par ceux qui nient le caractère artistique du livre d’artiste sous prétexte que c’est un multiple industriel et donc sans valeur. On voit bien, dans cette confusion volontaire, que ce qui fonde la valeur, c’est l’unicité, la rareté de l’objet et non son contenu ou son enjeu artistique.
Il est donc tentant de diffuser les livres uniques à tirage illimité gratuitement pour contredire ce lieu commun. C’est pourquoi, comme Architectures remarquables ou Paysages avec retard, Paysage (détails) reste gratuit. Ici l’objet est unique, mais doublement nié dans sa valeur cultuelle et donc spéculative : d’une part il est incollectionnable (parce qu’impossible à rassembler), d’autre part il n’est pas vendu (c’est-à-dire pas à vendre) .
Quoi de plus contradictoire qu’un tel objet : un objet d’art, d’esthétique industrielle, reproductible à l’infini, volontairement imprimé et diffusé en un exemplaire disloqué, le tout gratuitement ? Un siècle après la photographie, c’est cette même question que pose maintenant le numérique à l’art : pourquoi imposer de la rareté là où la technique crée de la disponibilité ? dans quels buts ? à quels profits ? Comme le dit Walter Benjamin dans la conclusion de son essai : « Les masses ont le droit d’exiger une transformation du régime de la propriété ; le fascisme veut leur permettre de s’exprimer tout en conservant ce régime. La conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique. À cette violence faite aux masses, que le fascisme oblige à mettre genou à terre dans le culte d’un chef, correspond une violence subie par un appareillage mis au service de la production de valeurs cultuelles. » Cette violence est encore plus grande avec le numérique où tout le débat sur le piratage n’est qu’une attaque contre un appareillage technique et la révolution qu’il autorise.

 

CD
Toute nouvelle technique entraîne des objets et des procédures, qui sans elle, étaient impensables, le plus difficile étant de se défaire des habitudes et des objets précédents. La question de la reproductibilité est aujourd’hui relancée par les technologies numériques et ce que Bernard Stiegler appelle l’hyper-reproductibilité. À partir du moment où un livre (ou tout autre objet) devient un fichier numérique, n’importe quel support numérique est apte à le diffuser. S’il est moins cher de graver un CD que d’imprimer ce qui s’y trouve, pourquoi ne pas laisser à chaque destinataire le soin d’en imprimer le contenu ?
A l’occasion de la Small Publishers Fair de Londres en 2003, j’édite donc une première série de CD : Latescape, Ho(use)Ho(me) et Liberalism is barbarism. Chaque CD ne contient qu’une image. L’utilisation en est libre. On peut tout faire avec elle, sauf la vendre.
Cette délégation introduit un nouveau rapport à l’objet. L’objet n’y est que possible. L’image n’est matérialisée sur un support que si le destinataire a le désir de la voir matérialisée. De plus, l’interdiction à la vente de tout ce qui pourrait être produit place le destinataire face à son seul désir, le mettant aussi dans la position du donateur. La matérialisation qu’il réalise constitue à ce moment là un cadeau en retour (pour moi) et un cadeau d’avance pour tous les autres. Ainsi, par exemple, Colin Sackett a édité quatre blocs de 250 feuilles reproduisant la même image d’un Latescape et Didier Mathieu a fait imprimer pour une exposition Ho(use)Ho(me), Latescape, Liberalism is barbarism et Paysage-retard sous forme de posters. Ces éditions sont exemplaires.
Pour la biennale du livre d’artistes, de Saint Yrieix-la-Perche en 2004, la procédure, même si elle utilise le même support, est un peu différente. Tous les livres exposés à la biennale peuvent être acquis gratuitement sur simple demande, il suffit d’en devenir l’éditeur. Le destinataire choisit son ou ses livres, le CD des fichiers correspondants est gravé puis lui est donné et nous signons un contrat sommaire où le donataire s’engage à éditer et à distribuer les livres. Ainsi, chaque nouveau propriétaire prolonge le don qui lui est fait, en donnant de son temps (pour l’édition) et en redistribuant à son compte ce qu’il a produit. Cette économie parallèle n’est possible que parce que les livres sont faciles à fabriquer : une impression recto verso, un pliage, une coupe et le livre est fait. Mais chaque édition engendre aussi toute une série d’adaptations incontrôlées : grammage, format ou teinte du papier, colorisation de l’impression, etc. Ces différences, généralement légères, engendrent de nombreuses variations autour d’un même objet. Elles multiplient les versions et rendent tout contrôle impossible et ridicule.

 

Disponibilité de l’art
La diffusion incontrôlée a un lieu : Internet. Ce qu’offre le numérique, ce n’est pas tant une nouvelle forme d’images ou de sons, qu’une extraordinaire capacité à faire circuler des objets. La numérisation d’un objet n’est pas un geste anodin, c’est un changement radical de statut : objet unique, il devient pure disponibilité. Cette facilité remet en cause le droit d’auteur. On voit très bien aujourd’hui comment le téléchargement libre ou le système d’exploitation gratuit Linux posent à nouveau la question de la propriété intellectuelle et de son exploitation, commerciale ou non . Pourtant si le numérique ne sert pas à changer les modes de diffusion et les rapports de propriété qui en découlent, alors il ne sert à rien.
Dans ce débat, le code de la propriété littéraire et artistique, et plus particulièrement son article premier , sont des outils importants. Le premier propriétaire d’une œuvre d’art, c’est l’artiste. Plus que l’aspect innovant (la loi ne statue jamais sur la nouveauté de l’œuvre), c’est avant tout le rapport de propriété dont jouit l’artiste qui caractérise sa relation à l’œuvre d’art. Ce droit de propriété peut aussi devenir un moyen d’action et d’expression. En effet, si la propriété détermine socialement le rapport de l’artiste à son œuvre, c’est aussi grâce à elle que l’artiste peut à son tour déterminer le rapport qu’il veut entretenir avec la société dans laquelle il vit. Dès lors que cette chose est bien comprise, il est de la responsabilité de chaque artiste de voir là quels changements de rapports sociaux peut introduire une utilisation libre, pleine et entière de son droit de propriété. Agissant sur ce droit, il peut changer de façon significative la réception de son travail par la société, et donc en modifier le sens. Déclarant son œuvre comme non marchande, l’artiste réaffirme que l’objet d’art est irréductible à la marchandise. Le problème de la valeur marchande est qu’elle se déclare comme preuve de toutes les autres valeurs, comme équivalent général de toutes les autres valeurs. Valorisation ultime et incontestable de l’objet, elle remplace et occulte les autres systèmes d’attribution de la valeur à son seul profit. Comme le dit fort justement Georg Simmel : « La seule qualité de l’argent […] c’est sa quantité. » C’est aussi son défaut.
Manifestation la plus visible de la valeur, l’argent ne remplace aucune des valeurs dont il est censé se faire l’équivalent. Devenant la preuve d’une valeur dont il n’est jamais l’origine, il éclipse purement et simplement les autres valeurs. Nier la valeur marchande, c’est sortir du système univoque de la valorisation marchande pour se situer dans un autre système de valeur. C’est-à-dire dans un autre système de reconnaissance, une autre communauté, où l’artiste n’est plus dans la position d’un pur émetteur au sein d’un système libéral, mais bel et bien dans une position intermédiaire inscrite dans un réseau où le récepteur est aussi un acteur.
L’histoire de Richard Stallman est de ce point de vue exemplaire . Conscient très tôt des ravages des logiciels propriétaires, il décide d’écrire un système d’exploitation libre. Début 1985 son programme GNU Emacs commence à être utilisable. Stallman le propose gratuitement sur le serveur du MIT qu’il utilise à l’époque. Mais étant sans emploi et donc sans ressources, il propose parallèlement d’envoyer le même programme à quiconque lui envoie 150 dollars. Et, contre toute logique économique, des gens lui achètent son logiciel.
Ainsi s’il semble absurde de donner ce que l’on pourrait vendre, il semble tout aussi absurde d’essayer de vendre ce qu’on donne déjà. L’expérience de Stallman prouve cependant le contraire.
Rester dans le don, et seulement dans le don, serait une façon de ne jamais mettre les pieds dans le plat, de rester en dehors du débat, de rester dans un réseau toujours sous terrain. Vendre ce qui se donne déjà ailleurs, et pourquoi pas le vendre cher, serait une façon amusante de rendre le lien marchand paradoxal. Ce ne serait plus le vendeur qui déciderait arbitrairement d’un prix, mais bien le destinataire qui déciderait d’y mettre le prix ou pas. Comme le dit Raoul Vaneigem : « La société marchande est fondée toute entière sur l’interdit de la gratuité. » C’est précisément en voulant situer mon travail au cœur de cette contradiction (don / marchandise) que je souhaite aujourd’hui poser un nouvel objet sur la table, un objet que je ne connais pas encore.

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