Allotopies : Pourriez-vous, en quelques mots, nous présenter votre projet pour Allotopies ?
Eric Watier : C’est un projet assez simple. Il s’agit chaque fois que l’on croise une pierre en ville (et contrairement à ce qu’on pourrait penser c’est assez rare), il s’agit de la ramasser et de la mettre au milieu du passage. N’importe qui peut le faire.
A. : En quoi, si c’est le cas, celui-ci diffère-t-il de vos préoccupations habituelles, ou alors, en quoi les prolonge t-il ?
E. W. : C’est très différent de ce que je montre d’habitude dans les livres ou dans les expositions, mais ça fait partie des petites choses que je fais comme ça, en douce, pour m’amuser.
A. : À quel genre de difficultés avez-vous été confronté ?
E. W. : Il n’y a pas de difficultés particulières. Il faut juste trouver un caillou.
A. : L’espace public est un espace de nature particulière, souvent » à part » (en marge) des lieux habituels de l’art, quel intérêt lui portez-vous ?
E. W. : Il me semble que cette question est un peu posée à l’envers. L’art devrait toujours être considéré comme un espace public. Tout le temps. Si on part de ce principe, alors il ne s’agit plus avec l’art de mettre encore plus de « public » dans ce qui est déjà public, mais d’étendre le territoire, de conquérir du territoire. C’est pour ça que je suis toujours un peu gêné lorsqu’on me demande d’intervenir dans l’espace public. Je ne sais jamais quoi y ajouter. Je préfère intervenir autrement, ou ailleurs dans un espace privé, législatif ou marchand par exemple. On a essayé de faire quelque chose de cet ordre pour Allotopies à Rennes, mais on a bien dû admettre qu’on y arriverait pas. L’idée était pourtant simple : il s’agissait d’avoir la liberté d’insérer des brèves dans les brèves d’un quotidien, Ouest France pour ne pas le nommer. La réponse a été polie mais ferme : « Non merci. » Soit, admettons, c’est leur journal (et être propriétaire d’un journal ce n’est pas rien de nos jours, il n’y a qu’à regarder ce que fait Dassault pour s’en rendre compte). Mais ce qui me dérange le plus dans cette histoire ce sont les faux arguments invoqués. Le premier argument pour ce refus c’est la vérité, la sureté des sources, les recoupements, etc. Pourtant tout ce que nous voulions écrire était sérieux, vérifié et revérifié. En tout cas plus sérieusement vérifié que l’agression de Marie L. dans le RER D. Le second argument invoqué pour refuser poliment notre modeste demande c’est l’actualité : il faut que ce soit d’actualité. Là encore, les gens de la presse sont à mon avis les mieux placés pour savoir que l’actualité d’un fait ce n’est pas le moment de son exécution, mais bien celui de sa révélation qui peut être très tardive. Bref, il n’y aura pas de brèves dans Ouest France. C’est dommage, mais c’est ainsi.
Pour les pierres déplacées c’est autre chose, cette action n’a de sens que dans l’espace désordonné de la rue.
A. : Dans la plupart des cas, le spectateur n’est pas préparé à recevoir ce qu’il lui est proposé, y a t-il des stratégies particulières pour que l’œuvre soit appréhendée ?
E. W. : Je ne sais pas si cette question est toujours pertinente dans le cadre de ce que nous appelons « Allotopies ». Il me semble qu’une des qualités principales de l’allotopie, et de tout autre intervention de ce type, c’est justement son échec probable. Ça peut foirer. Ça a toutes les chances de foirer. Dans mon action avec les pierres c’est exactement ça qui m’intéresse : un échec assuré. Qu’est-ce-que ça veut dire un caillou au milieu du trottoir ? Rien. Pour celui qui passe absolument rien. Ça gène un peu. Au mieux on peut taper dedans, buter dessus, ou s’y tordre le pied. En général on ne la verra même pas. Si on est très attentif on pourra peut-être trouver ça bizarre puisqu’il n’ y a pas de pierres en ville (et s’il y en a une qui traine elle est vite repoussée sur le bord ou dans le caniveau), mais dans tous les cas ce n’est pas très causant un caillou… Et pourtant, ça me fait toujours penser à la Palestine ou à l’Irlande et aux gamins qui jettent des pierres. Ça me fait penser aussi au mot « scrupule » qui désigne précisément cette petite pierre qu’on a dans la chaussure et qui nous embarasse. Ce n’est pas grand chose et personne n’y lira ça spontanément, mais ça tombe bien je ne suis pas Toscani. L’efficacité ne m’intéresse pas. Je ne suis pas là pour ça. J’adore d’ailleurs cette phrase de Filliou où il dit : « j’ai choisi la carrière artistique, (…), parce que je ne veux pas avoir raison. Je ne veux pas avoir l’air d’avoir raison. » C’est exactement de ça dont il est question. Ce caillou n’a aucun sens. Il n’a pas plus de sens que n’importe quel autre caillou que l’on trouve sur sa route. Mais il n’en a pas moins non plus. Il est là. Il a été mis là et on peut le croiser. Par contre il est évident que maintenant, avec cette interview, les choses ne sont plus tout à fait les mêmes. Il y a des gens qui savent qu’un caillou au milieu du passage c’est sûrement le fruit du hasard mais peut-être pas. On a pu l’y mettre, moi ou quelqu’un d’autre.
A. : La volonté d’investir l’espace public, modifie-t-elle le statut de l’artiste ?
E. W. : Il me semble que ça devrait être un de nos soucis principaux : comment faire pour qu’un travail soit public, vraiment public. Cette question se pose avant toutes les autres. Dès lors que l’on admet ça comme un des moteurs principaux de tout travail artistique, il faut reformuler la question un peu différemment : que doit-on faire pour qu’un travail artistique soit disponible ? C’est-à-dire pour qu’il ait une existence publique, une existence qui aille au-delà sa simple visibilité. Qu’il autorise une certaine utilisation, une certaine appropriation, qu’il circule, qu’il s’échappe, qu’il déborde. De ce point de vue les pratiques du copyleft, du domaine public ou de l’abandon du droit d’auteur m’intéressent, parce que justement elles affirment que la circulation de l’œuvre (même au risque de sa perte) est plus importante que sa conservation. Parce qu’elles préfèrent la disponibilité de l’art à sa pénurie organisée. Cette volonté est bien plus répendue que ce que le marché essaie de nous faire croire. Sans rentrer dans l’actualité, les histoires de droit d’auteur, de téléchargements libres sur internet et le scandale des majors qui essaient de nous faire croire qu’elles défendent les artistes alors que tout leur travail consiste à appauvrir l’offre de façon à obtenir le maximum de profits avec le minimum d’investissements, on peut quand-même remarquer que des artistes ont décidé, à un moment donné, de rendre tout ou partie de leur œuvre disponible. Je pense par exemple aux travaux de Felix Gonzalez-Torres, à certains énoncés de Lawrence Weiner, à Fluxus, à tous les textes des situationnistes et à toutes les actions incontrolées qui prennent comme territoire les rues, les forêts, les déserts, etc. Cette volonté de conquérir de nouveaux territoires pour qu’existe une parole publique me semble vitale aujourd’hui : l’espace public est un espace menacé. Non seulement physiquement, mais aussi juridiquement et économiquement, et de façon plus discrète par la démolition régulière de ce qu’on pourrait appeler l’esprit public. C’est-à-dire par une sorte de découragement dans notre envie de vivre ensemble. C’est aussi pour ça qu’il ne faut pas confondre le travail artistique avec un travail publicitaire ou de marketing. Si l’artiste peut avoir pour souci d’être public, c’est-à-dire disponible, en revanche, il ne peut faire aucune concession quant au contenu et à la forme même de son travail. Toute concession serait une atteinte à sa singularité et par conséquent la perte définitive de son statut de parole. Ce ne serait plus qu’une participation supplémentaire à la destruction généralisée du sens et de la société. Et ça, nous n’en voulons pas.